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Assassinat de Rosa Luxemburg. Ne pas oublier!

Le 15 janvier 1919, Rosa Luxemburg a été assassinée. Elle venait de sortir de prison après presque quatre ans de détention dont une grande partie sans jugement parce que l'on savait à quel point son engagement contre la guerre et pour une action et une réflexion révolutionnaires était réel. Elle participait à la révolution spartakiste pour laquelle elle avait publié certains de ses textes les plus lucides et les plus forts. Elle gênait les sociaux-démocrates qui avaient pris le pouvoir après avoir trahi la classe ouvrière, chair à canon d'une guerre impérialiste qu'ils avaient soutenue après avoir prétendu pendant des décennies la combattre. Elle gênait les capitalistes dont elle dénonçait sans relâche l'exploitation et dont elle s'était attachée à démontrer comment leur exploitation fonctionnait. Elle gênait ceux qui étaient prêts à tous les arrangements réformistes et ceux qui craignaient son inlassable combat pour développer une prise de conscience des prolétaires.

Comme elle, d'autres militants furent assassinés, comme Karl Liebknecht et son ami et camarade de toujours Leo Jogiches. Comme eux, la révolution fut assassinée en Allemagne.

Que serait devenu le monde sans ces assassinats, sans cet écrasement de la révolution. Le fascisme aurait-il pu se dévélopper aussi facilement?

Une chose est sûr cependant, l'assassinat de Rosa Luxemburg n'est pas un acte isolé, spontané de troupes militaires comme cela est souvent présenté. Les assassinats ont été systématiquement planifiés et ils font partie, comme la guerre menée à la révolution, d'une volonté d'éliminer des penseurs révolutionnaires, conscients et déterminés, mettant en accord leurs idées et leurs actes, la théorie et la pratique, pour un but final, jamais oublié: la révolution.

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Avec Rosa Luxemburg.

1910.jpgPourquoi un blog "Comprendre avec Rosa Luxemburg"? Pourquoi Rosa Luxemburg  peut-elle aujourd'hui encore accompagner nos réflexions et nos luttes? Deux dates. 1893, elle a 23 ans et déjà, elle crée avec des camarades en exil un parti social-démocrate polonais, dont l'objet est de lutter contre le nationalisme alors même que le territoire polonais était partagé entre les trois empires, allemand, austro-hongrois et russe. Déjà, elle abordait la question nationale sur des bases marxistes, privilégiant la lutte de classes face à la lutte nationale. 1914, alors que l'ensemble du mouvement ouvrier s'associe à la boucherie du premier conflit mondial, elle sera des rares responsables politiques qui s'opposeront à la guerre en restant ferme sur les notions de classe. Ainsi, Rosa Luxemburg, c'est toute une vie fondée sur cette compréhension communiste, marxiste qui lui permettra d'éviter tous les pièges dans lesquels tant d'autres tomberont. C'est en cela qu'elle est et qu'elle reste l'un des principaux penseurs et qu'elle peut aujourd'hui nous accompagner dans nos analyses et nos combats.
 
Voir aussi : http://comprendreavecrosaluxemburg2.wp-hebergement.fr/
 
22 août 2009 6 22 /08 /août /2009 09:30
Jean Jaurès

Les chemins de l’anticolonialisme
par Gilles Candar

A lire sur le site de l'Institut d recherches pour la Résolution non violente des conflit. L'article est pru dans alternatives non violentes, No 140.

* Professeur d’histoire au lycée Gabriel Guist’hau (Nantes). Président de la Société d’études jaurésiennes. Auteur de nombreux ouvrages, dont : Histoire des gauches en France, ouvrage collectif co-dirigé avec Jean-Jacques Becker, La Découverte, 2004, éd. de poche, 2005 ; Jean Jaurès, Laïcité et République sociale, préface d’Antoine Casanova, Le Cherche Midi, 2005 ; Jean Jaurès, De l’éducation, éd. de Guy Dreux, Christian Laval, Catherine Moulin, Syllepse / Nouveaux Regards, 2005.


Jaurès a vécu la période de la colonisation. Il l’a accompagnée et il est passé à son égard de l’approbation la plus enjouée à la critique d’abord mesurée, puis de plus en plus catégorique, mais aussi de plus en plus réfléchie. Sans doute d’ailleurs, sa réflexion restait encore partiellement en suspens au moment de sa mort prématurée (rappelons qu’il n’était âgé que de cinquante-quatre ans en 1914). L’évolution n’en est pas moins saisissante.

Jeune homme, Jaurès est un professeur républicain, admirateur de Jules Ferry, l’homme des lois scolaires, mais aussi des conquêtes coloniales. Jaurès compte de nombreux militaires dans sa famille. Certains ont participé à la conquête de l’Algérie. Gloires et protecteurs de la famille, les amiraux Constant et Benjamin Jaurès sont allés guerroyer en Cochinchine, dans l’Annam et en Chine. Le jeune Jaurès loue donc tout comme un autre la mission civilisatrice de la France : « ces peuples sont des enfants » et il faut se faire aimer en assurant l’ordre et en construisant des écoles, explique-t-il aux électeurs du Tarn lorsqu’il prépare son élection comme député en 1885.

La prise de conscience

Il apprend vite que le monde n’est pas si simple. Il l’apprend à la Chambre, dans sa circonscription aussi, auprès des mineurs de Carmaux comme des paysans du Tarn, ou à Toulouse, dont il est un temps l’élu local. Il devient socialiste, mais longtemps semble rester discret sur les questions coloniales. Les connaît-il d’ailleurs ? Et d’abord, comment les connaître ? La documentation est rare, la presse peu fiable, la science ethnographique guère assurée, dans ses méthodes comme dans ses présupposés. Peu de gens s’intéressent à ces terres lointaines et d’autres sujets passionnent bien autrement l’opinion, même celle des esprits les plus cultivés et les plus avertis : cléricalisme, libre-pensée, protectionnisme, libre échange, lutte contre le phylloxéra, boulangisme, scandale du Panama… Pourtant Jaurès travaille, lit, discute, s’ouvre aux réalités du pays comme de l’étranger. Il se rend au printemps 1895 à Sidi-bel-Abbès, en Algérie, à l’invitation de son ami Viviani. Il s’y repose, mais il s’informe aussi.

Il prend alors conscience de l’existence de graves problèmes, ou du moins en découvre la réalité concrète derrière les formulations abstraites lues ou entendues à Paris. Les tensions sont lourdes en Algérie. Les colons, les juifs devenus citoyens français par le décret Crémieux en 1870, la masse de la population arabe, musulmane, appauvrie par les conséquences de la conquête et les spoliations, s’affrontent sourdement. Parfois des émeutes éclatent. Jaurès écrit à plusieurs reprises sur l’Algérie, après ce voyage et à l’occasion de crises diverses qui secouent ces départements officiellement intégrés à la République française. Son originalité est qu’il ne passe pas sous silence la masse arabe et ses droits. « Nous avons été les tuteurs infidèles du peuple arabe » écrit-il1 et il ne voit pas de solution qui se dispenserait de reconnaître ces droits. À l’époque, il s’agirait de « garanties », de « traitement plus humain »2, d’accepter aussi le principe de l’accès à la citoyenneté française de populations qui garderaient le statut juridique musulman. Un programme qui pourrait donc s’insérer dans la logique d’un réformisme colonial, lequel existe au sein de la gauche républicaine… mais qui est régulièrement réduit à l’impuissance par une majorité indifférente ou sensible aux arguments des milieux coloniaux. Les limites même d’une colonisation pacifique, les pièges de la mise en valeur, de « l’aide au développement » dirait-on peut-être aujourd’hui, Jaurès apprend aussi à les connaître.

Quelques affaires célèbres jalonnent son apprentissage. Ainsi, à partir de 1906, la célèbre affaire Couitéas. Requin habile qui avait su faire fortune, vice-consul de Grèce en Tunisie, marié à une aristocrate française, lié au monde des affaires et de la politique, Basilio Couitéas avait acquis à Tabia, par des procédés plus que douteux et de hautes complicités, un domaine de 38 000 ha dont il entendait faire expulser les tribus indigènes. Tortueuse, l’affaire Couitéas agite la Tunisie ainsi que la vie politique et associative française pendant plusieurs années. Couitéas sait trouver des défenseurs, chez les radicaux (Pichon, Dalimier.) et à droite (Cdt Driant), mais aussi au sein de la Ligue des droits de l’homme ou au Parti socialiste (Willm). L’affaire se termine par un compromis et Couitéas obtiendra en 1923 des indemnités complémentaires (arrêt Couitéas du Conseil d’Etat, 1923, célèbre pour fonder la notion de « responsabilité sans faute »). Mais cette affaire aussi tragique que romanesque a été de celles qui ont permis de dessiller les yeux de Jaurès… et qui surtout ont montré sa capacité à réagir, à éclairer et à dessiller les yeux de ceux qui ne boyaient pas… ou ne voulaient pas voir. Il y eut d’autres affaires bien sûr : scandales de l’Ouenza, de la Ngoko Sangha… Pour Jaurès, comme il l’écrit dans L’Humanité3, « il est temps que partout les indigènes soient protégés » et bénéficient « d’énergiques mesures de réparation », car « en Tunisie, comme en Algérie, comme au Congo, comme au Maroc, c’est en les pillant que des milliers d’aventuriers s’enrichissent ». Non seulement Jaurès saisit le mécanisme des rapines, mais c’est aussi pour lui l’occasion de se pencher plus avant sur la civilisation arabo-musulmane et les sociétés africaines : il faut apprendre l’histoire musulmane, le droit musulman, tous les aspects de cette « civilisation admirable et ancienne »4.

Quand les lois son inexistantes, insuffisantes ou injustes, il convient pour Jaurès d’en instaurer de nouvelles. C’est le sens de son combat politique, y compris contre le colonialisme.

Contre la guerre du Maroc

L’aspect le moins populaire du colonialisme est sans doute celui de la conquête militaire. « Les peuples n’aiment pas les missionnaires armés » sait-on depuis Robespierre, et même si longtemps la gauche républicaine ou bonapartiste a pu être patriote ou cocardière, depuis 1848, Hugo et Michelet, une méfiance contre les expéditions militaires s’est développé. Elles coûtent cher, de surcroît, en argent et en hommes. C’est en général une fois la conquête faite que la colonisation est souvent la mieux acceptée. La phase de conquête est plus difficile. Ce n’est donc qu’une demi-surprise lorsque Jaurès s’oppose à la conquête du Maroc au début du XXe siècle, qui suit celles de l’Algérie et de la Tunisie. Jaurès mène campagne contre la guerre du Maroc. Il comprendrait une présence économique, culturelle qui serait profitable à la France. Il n’accepte pas la guerre et ses méthodes. C’est le minimum, diront certains ? Mais peu atteignent ce minimum, précisément, même à gauche, dans la France de la Belle Époque. Lorsque Jaurès dénonce les massacres, les exactions, les bombardements de civils, la mise à mort des femmes et des enfants qu’il devine, qu’il reconstitue, derrière les euphémismes et les propos lénifiants des communiqués officiels, Jaurès se fait insulter, traiter d’agent de l’Allemagne, puisque l’Allemagne prétend elle aussi défendre l’indépendance marocaine, d’insulteur des soldats français, les « plus généreux et les plus humains qui soient au monde », comme le déclare le radical Paul Doumer. Pendant longtemps , les patriotes marocains seront au mieux des « rebelles » ou des « fanatiques », le plus souvent des « salopards » comme le chantait encore dans les années 1930 Marie Dubas.

Cette campagne contre les guerres du Maroc vaut sans doute à Jaurès les pires haines contre lui. C’est que la mainmise française ne se fait pas si aisément. Les Marocains résistent. L’Allemagne intervient (visite de Guillaume II à Tanger en 1905, coup d’Agadir en 1911). Donc non seulement Jaurès semble s’en prendre à l’action qui se proclame pleine de bonnes intentions de gouvernement républicains, de gauche le plus souvent (l’anticlérical Rouvier, le radical Clemenceau, ancien anticolonialiste pourtant, les socialistes Briand ou Viviani, le dreyfusard Gal Picquart ministre de la Guerre), mais il contrecarre l’action nationale alors qu’est en jeu notre rivalité avec l’ennemi traditionnel, l’Allemagne du Kaiser Guillaume. Et Jaurès s’engage. Ses articles, ses discours à la Chambre ou en réunions publiques, se comptent par dizaines et même davantage. Il est interrompu, insulté, caricaturé, promis à la mort honteuse par tous les patriotes, de droite… mais aussi de gauche comme son ancien ami Péguy, en route vers le nationalisme, ou les habitués du salon de son amie Arconati-Visconti dont il finit par être exclu.

Nous avons du mal à réaliser de nos jours la somme d’insultes et calomnies auxquelles Jaurès a dû faire face, et auxquelles il ne répondait pas, rejetant toujours la spirale de la violence.

La découverte du pluralisme culturel

Isolé, Jaurès s’est élevé au-dessus de la plus grande partie de la classe politique par sa générosité et sa capacité d’imagination. Lui, le normalien, le professeur épris d’humanités et de culture classique, pressent, découvre la grandeur des civilisations non européennes. Non, les Marocains qui se défendent ne sont pas des fanatiques. Ils défendent la liberté de leur civilisation, qui a ses mérites, même si, comme les autres, elle doit savoir s’ouvrir et évoluer. C’est à ce moment que Jaurès renoue avec la plus haute tradition de l’humanisme et des lumières, de Montaigne à Diderot, qui sait voir la valeur des autres possibles. Jaurès est isolé quand il se prononce à la Chambre contre le traité de protectorat sur le Maroc (12 juin 1912), au nom aussi de la civilisation marocaine, « civilisation à la fois antique et moderne », qui a « sa tradition et sa fierté », civilisation « souple, variée », qui a su à la fois exprimer « le plus haut degré de génie philosophique » et rayonner jusqu’au cœur de l’Afrique, et qui le surprend par sa complexité, sa plasticité, ses possibilités d’évolution et de transformation.

Jaurès a ainsi découvert ce que Madeleine Rebérioux (1920-2005), sa grande historienne, elle-même constante et courageuse militante anticolonialiste, appelait « le pluralisme culturel ». Cela le conduit à participer avec une particulière hauteur de vues aux discussions qui troublent parfois les rangs socialistes. L’hostilité socialiste à la conquête coloniale, affirmée régulièrement aux congrès, allait de soi et rejoignait l’opposition traditionnelle des radicaux à ces expéditions. Mais que faire des empires coloniaux acquis ? De même que se développait un radicalisme d’affaires et de colonies, de même certains socialistes se laissent aller à rêver de projets de coopératives ou d’expériences socialistes… dans des régions propices qu’on aurait au préalable vidées de leurs habitants, à moins que ceux-ci ne deviennent d’obéissants sujets. Ainsi, le projet Deslinières de colonisation socialiste au Maroc, soutenu par Guesde et Cachin, faillit être approuvé par le groupe parlementaire socialiste (séances du 16 février et du 8 mars 1912). L’intervention de Jaurès et de Vaillant fut décisive pour l’empêcher. Ainsi, l’Internationale socialiste à Stuttgart condamne fermement en 1907 le principe même du colonialisme, mais derrière ce rappel solennel, la lecture des débats fait apparaître la montée de courants favorables à l’acceptation, du système colonial, souvent sous couvert d’amélioration.

Jaurès indique par moments l’inclinaison de sa pensée, mais il manque de temps pour la préciser et la définir au fond alors qu’il est accaparé par mille autres questions. En tout cas, il a pris conscience de l’enchaînement des responsabilités. Non seulement, la politique coloniale de la France est condamnable en soi, mais en outre, elle participe pleinement à la montée des nationalismes, des antagonismes, des haines et des rivalités qui conduit à la catastrophe. Il le dit explicitement dans son émouvant et presque ultime discours, prononcé à Vaise (Lyon) le 25 juillet 1914 : « l’Europe se débat comme dans un cauchemar ».

Jaurès n’a pas été le seul anticolonialiste de son temps. Clemenceau a des formules plus acérées (Le Grand Pan, 1896). Hervé, dans La Guerre sociale, Vigné d’Octon, mènent de vigoureuses campagnes. Mais Jaurès se distingue par la rigueur de sa réflexion. Son opposition au colonialisme émerge, s’affirme, s’affine, se base sur une argumentation renouvelée et s’approfondit. Jaurès est le seul grand politique du temps non seulement à avoir compris que les problèmes doivent être posés au niveau de l’humanité, mais aussi que la paix est nécessaire par elle-même pour régler ces problèmes, à avoir récusé la violence dans les relations internationales. C’est le sens de tout son combat au sein de l’Internationale socialiste après 1905 pour lutter contre le danger de guerre et son appel pressant pour que le prolétariat socialiste forme un « centre organisé et clair de volonté pacifique », une « force de paix organisée, vigilante » afin de « sauver la civilisation »5.

Bibliographie

Georges Haupt et Madeleine Rebérioux (dir.), La Deuxième Internationale et l’Orient, Cujas, 1967.

Jean-Pierre Biondi, avec la collaboration de Gilles Morin, Les Anticolonialistes (1881-1962), Robert Laffont, 1992.

Denis Lefebvre, Le Socialisme et les colonies, Bruno Leprince, 1994.

Christian Poitevin, « Jaurès et les spoliations coloniales de Tunisie : l’affaire Couitéas (1908-1912) », Jean Jaurès, bulletin de la SEJ, n° 54, juillet-septembre 1974.

1 Jean Jaurès, « La question arabe », La Petite République, 1er juillet 1898.

2 Jean Jaurès, « Les compétitions coloniales », La Petite République, 17 mai 1896.

3 Jean Jaurès, « Ni diversion, ni équivoque », L’Humanité, 4 mai 1911.

4 Intervention de Jean Jaurès à la Chambre des députés, 1er février 1912.

5 Discours de Jean Jaurès au Tivoli Vauxhall après le congrès international de Stuttgart, 7 septembre 1907.

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26 juin 2009 5 26 /06 /juin /2009 11:02

Praxis International Redigitized 2004 by Central and Eastern European Online Library C.E.E.O.L. ( www.ceeol.com )

 

ROSA LUXEMBURG ET LA DEMOCRATIE SOCIALISTE

 Michael Löwy


Examiner les thèses de Rosa Luxemburg sur la démocratie socialiste n‘est pas simplement une entreprise d’intérêt historique; il s’agit de re-découvrir une conception et une perspective d’une actualité brûlante et qui se situent directement au cœur des débats contemporains. Au moment où le monde semble connaître une nouvelle période de «guerre froide» et où le mouvement ouvrier risque de se diviser à nouveau, comme dans les années 50, entre les partisans d’une démocratie bourgeoise pseudo-libérale et ceux d’un autoritarisme bureaucratique pseudo-révolutionnaire, l’œuvre de Rosa Luxemburg montre, avec rigueur et cohérence, une autre alternative, celle de la démocratie socialiste.

L‘écrit où cette problématique est formulée de la façon la plus explicite et la plus précise est la brochure sur la révolution russe, rédigée par Rosa Luxemburg en prison, au cours de l’année 1918.

Rappelons brièvement les conditions de publication de ce texte et les polémiques qui s’ensuivirent: en 1921, peu après son exclusion du KPD, Paul Levi publie une version (d’ailleurs incomplète) de ce manuscrit, sous le titre Die Russische Revolution. Eine Kritische Würdigung aus dem Nachlass von Rosa Luxemburg.1

Deux proches compagnons de Rosa Luxemburg, le communiste polonais Adolf Warski et la dirigeante du KPD Clara Zetkin, vont réagir à cette publication en arguant que la brochure représentait un point de vue erroné que Rosa Luxemburg avait dépassé, par son expérience de la révolution allemande, vers la fin de l’année 1918. Les deux publient dans la Rote Fahne (quotidien du parti communiste allemand) du 22 décembre 1921 une déclaration commune qui affirme: «Ni Rosa Luxemburg ni Leo Jogisches n’étaient d’avis de publier cette critique écrite pendant l’été 1918. ... Nous constatons en outre que, dans les questions les plus importantes, le contenu de la brochure ne correspond pas au point de vue que Rosa Luxemburg a soutenu publiquement après sa sortie de prison et jusqu’à son assassinat.»2

Outre ces commentaires qui n‘examinent pas (ou très peu) le contenu même du texte, il n’y a pas eu beaucoup de tentatives du côté bolchevik, de répondre directement aux arguments et aux critiques de la brochure; la réponse la plus sérieuse et la plus argumentée a été sans doute celle de György Lukács (lui-même assez influencé, au moins pendant une certaine période, par Rosa Luxemburg), dans un des chapitres d’ Histoire et conscience de classe (1923), «Remarques criti-ques sur la critique de la Révolution russe de Rosa Luxemburg.»

Par contre, la social-démocratie allemande, dont les dirigeants n’étaient pas sans responsabilité dans le meurtre de Rosa Luxemburg, a essayé d’utiliser ce document posthume pour ses propres fins antibolcheviques.3

En réalité, la brochure condamne sans appel ceux qu’elle désigne ironiquement comme «les social-démocrates gouvernementaux allemands» et rejette de la façon la plus explicite les critiques d’un Kautsky contre le bolchevisme; face à eux, elle n’hésite pas à prendre avec passion la défense des révolutionnaires d‘Octobre 1917: „Tout la courage, l’énergie, la perspicacité révolutionnaire, la logique dont un parti révolutionnaire peut faire preuve en un moment historique a été le fait de Lénine, de Trotsky et de leurs amis. Tout l’honneur et toute la faculté d’action révolutionnaire qui ont fait défaut à la social-démocratie occidentale, se sont retrouvés chez les bolcheviks. L’insurrection d’octobre n’aura pas seulement servi à sauver effectivement la révolution russe, mais aussi l’honneur du socialisme international.» D’ailleurs, la brochure s’achève avec une proclamation sans équivoque de solidarité avec le bolchevisme.4

Cependant, aux yeux de Rosa Luxemburg la solidarité n‘est pas contradictoire avec l’indépendance d’esprit et la réflexion critique – au contraire, elle les exige. Ses critiques se situent notamment par rapport à trois questions essentielles: le problème des nationalités, la question agraire et la démocratie. La discussion des deux premières échappe au cadre de cet article (à notre avis elle avait tort à ce sujet);

examinons ses remarques sur la démocratie, qui nous semblent de loin l’aspect le plus important et le plus actuel de ce petit ouvrage. Les thèses avancées à ce sujet par Rosa Luxemburg en été 1918 sont en rapport étroit avec sa philosophie de la praxis. Sa position dialectique est la même que celle de Marx dans la IIIe Thèse sur Feuerbach: dans la praxis révolutionnaire le changement des circonstances coïncide avec le changement (subjectif) des hommes. Cela vaut pour elle tout d’abord pour comprendre l’éveil de la conscience de classe chez les masses ouvrières; analysant la Révolution de 1905 Rosa Luxemburg souligne l’importance de l’action (la grève générale), de la praxis, de l’école politique de la lutte pour éveiller, pour la première fois, «comme par une secousse électrique,» la conscience de classe chez des millions de travailleurs.5

C’est aussi du point de vue de cette philosophie de la praxis qu’elle conçoit la révolution elle-même, comme auto-émancipation des masses laborieuses, et le pouvoir prolétarien, comme démocratie socialiste; dans un passage important de la brochure sur la Révolution russe elle écrit: «La pratique du socialisme exige un bouleversement complet dans l’esprit des masses dégradé par des siècles de domination de classe bourgeoise. Instincts sociaux à la place des instincts égoïstes, initiative des masses à la place de l’inertie, idéalisme qui fait surmonter toutes les souffrances, etc. . . . La seule voie qui mène à (cette) renaissance est l’école même de la vie publique, une démocratie très large, sans la moindre limitation. . . .»6

En d’autres termes: c’est seulement par sa propre praxis, par son expérience pratique, concrète, vivante et démocratique de construction de la nouvelle société que le prolétariat se libérera de son passé et s’élèvera à un niveau culturel et moral supérieur. Il ne nous semble pas que Rosa Luxemburg ait changé de position sur cette question après sa sortie de prison en novembre 1918, une question qui touche au fondement théorique et méthodologique de toute sa pensée; au contraire, la même philosophie de la praxis inspire tous ses derniers écrits et discours, et notamment le rapport sur le programme fait au Congrès de fondation du KFD (Spartakus) en janvier 1919: en se réclamant de la devise de Goethe Am Anfang war die Tat elle insiste: «Exercer le pouvoir, la masse l’apprend en exerçant le pouvoir. Il n’est pas d’autre moyen de lui en inculquer la science. . . . On ne fait pas et on ne peut pas faire le socialisme au moyen de décrets, pas même lorsqu’existe un gouvernement socialiste. ... Le socialisme doit être fait par les masses, par chaque prolétaire.»

Contrairement à la social-démocratie et à Kautsky (et l‘on pourrait ajouter les euro-communistes contemporains) Rosa Luxemburg ne met pas en question la nécessité de la dictature du prolétariat; mais il s’agit, insiste-t-elle, d’une «dictature de classe, non pas celle d’un parti ou d’une coterie; une dictature de classe, c’est-à-dire une dictature qui s’exerce le plus ouvertement possible, avec la participation sans entraves, très active, des masses populaires, dans une démocratie sans limites. . . .

Cette dictature réside dans le mode d’application de la démocratie et non dans sa suppression, en empiétant avec énergie et résolution sur les droits acquis et les rapports économiques de la société bourgeoise; sans cela, on ne peut réaliser la transformation socialiste. Mais cette dictature doit être l’œuvre de la classe, et non pas d’une petite minorité qui dirige au nom de la classe, c’est-à-dire qu’elle doit être l’émanation fidèle et progressive de la participation active des masses, elle doit subir constamment leur influence directe, être soumise au con- trôle de l’opinion publique dans son ensemble, émaner de l’éducation politique croissante des masses populaires.»8 Dans sa polémique avec la brochure de Rosa Luxemburg, Lukács rejette catégoriquement cette distinction capitale entre dictature du parti et de la classe, qui relève à son avis d’une «exaltation d’espoirs utopiques» et de «l’anticipation de phases ultérieures de l’évolution.»9 Que veut dire cette étrange affirmation de Lukács? Que le pouvoir démocratique des travailleurs est une «utopie»? Ou que la dictature de la classe ne pourra être établie qu’ «ultérieurement»?

Rosa Luxemburg avait répondu d’avance à cet argument, dans un passage ironique et lucide de sa brochure: «la démocratie socialiste ne commence pas seulement en Terre promise, lorsque l’infrastructure de l’économie socialiste est créée, ce n’est pas un cadeau de Noël tout prêt pour le gentil peuple qui a bien voulu, entre temps, soutenir fidèlement une poignée de dictateurs socialistes. La démocratie socialiste commence avec la destruction de l’hégémonie de classe et la construction du socialisme. Elle commence au moment de la prise du pouvoir par le parti socialiste. Elle n’est pas autre chose que la dictature du prolétariat.»10

La démocratie socialiste impliquait nécessairement aux yeux de Rosa Luxemburg la liberté; comme elle l’écrira dans une des pages les plus célèbres de la brochure sur la Révolution russe: «sans une presse libre et dégagée de toute entrave, si l’on empêche la vie des réunions et des associations de se dérouler, la domination de vastes couches populaires est alors parfaitement impensable. . . . La liberté pour les seuls partisans du gouvernement, pour les seuls membres d’un parti – aussi nombreux soient-ils – ce n’est pas la liberté. La liberté est toujours au moins la liberté de celui qui pense autrement.»11 La réponse de Lukács à cette proposition rigoureusement cohérente est peu convaincante, et relève d’une pétition de principe: pour lui «la liberté (pas plus que par exemple la socialisation) ne peut représenter une valeur en soi. Elle doit servir le règne du prolétariat et non l’inverse.»12

Or, ce qu’il faudrait démontrer c’est que le prolétariat puisse «régner» sans liberté de presse, d’association et de réunion, ou sans pluralisme, et donc sans contrôle démocratique sur ses représentants. ... Il nous semble que soixante années d’expérience historique ont largement confirmé la lucidité prémonitoire des idées de Rosa Luxemburg et l’importance décisive des libertés démocratiques pour l’existence même du pouvoir prolétarien. Loin d’être «utopique,» la démarche de Rosa Luxemburg était la seule réaliste, parce qu’elle seule pouvait garantir l‘Etat issu de la révolution et le pouvoir des soviets contre la dégénérescence bureaucratique – c’est-à-dire contre le Golem stalinien, dans les mains duquel allaient périr en 1935-40 les bolcheviks de 1917 eux-mêmes. Lukács reconnaît malgré tout que la possibilité d‘une „auto-critique du prolétariat . . . doit être préservée, même pendant la dictature, au moyen d’institu-tions», mais n’explique pas de quelles institutions il s’agit, et comment la critique prolétarienne du pouvoir révolutionnaire peut s’exercer sans libertés démocratiques.13

On a parfois reproché à Rosa Luxemburg d’avoir une conception «formelle» des libertés ou de la démocratie; en réalité elle opposait clairement la démocratie socialiste à la démocratie bourgeoise, tout en soulignant que le pouvoir ouvrier ne signifie pas l’abolition des libertés anciennes mais la conquête de libertés nouvelles, inexistantes dans le cadre de l’ordre bourgeois.14

Quant au reproche d‘“utopisme“ que lui fait Lukács, il est d‘autant moins fondé que Rosa Luxemburg était tout à fait consciente des difficultés objectives immenses (guerre civile, intervention étrangère, désorganisation économique, famine, etc.) avec lesquelles se confrontaient les bolcheviks et de la nécessité de mesures provisoires d’urgence pour parer au plus pressé; ce qu’elle met en question ce sont moins les actes eux-mêmes des bolcheviks en 1917-18 que leur prétention à les ériger en paradigme universel de la dictature du prolétariat: «ce serait réclamer l’impossible de Lénine et de ses amis que de leur demander encore dans de telles conditions de créer, comme par magie, la plus belle des démocraties, la plus exemplaire des dictatures du prolétariat, une économie socialiste florissante. Par leur attitude révolutionnaire décidée, leur énergie exemplaire et leur fidélité inviolable au socialisme international, ils ont vraiment fait tout ce qu’ils pouvaient faire dans des conditions aussi effroyablement compliquées. Le danger commence là où, faisant de nécessité vertu, ils cherchent à fixer dans tous les points de la théorie, une tactique qui leur a été imposée par des conditions fatales et à la proposer au prolétariat international comme modèle . . . .»15

Ce passage dévoile, soit dit en passant, la superficialité de ceux qui, de 1922 jusqu’aujourd’hui, ont essayé de faire de cette brochure une machine de guerre idéologique contre le bolchevisme. Comme le reconnaît P. Nettl, l’historien (académique) et biographe de Rosa Luxemburg, à propos de cet écrit, «ceux qui sont remplis de joie par une critique des fondements de la révolution bolchevique feraient mieux de chercher ailleurs.»16 Une dernière remarque: Rosa Luxemburg rejetait la terreur comme méthode d’exercice du pouvoir révolutionnaire; cette position se manifeste aussi bien dans sa critique aux bolcheviks en été 1918 que dans le programme de Spartakus en janvier 1919: c’est une donnée invariable de sa pensée politique.

Cependant, elle n’avait rien d’une pacifiste: dans la brochure sur la révolution russe et dans ses écrits sur la révolution allemande (novembre 1918 – janvier 1919) elle insiste sur la nécessité inéluctable de la violence révolutionnaire pour faire face à celle de la contre-révolution, aussi bien au cours de la lutte pour le pouvoir que pour sa défense après l’insurrection victorieuse. L’aspiration humaniste d’un monde sans violence, qui traverse tous ses écrits – et notamment ses remarquables articles et pamphlets contre la guerre mondiale – ne l’empêche nullement de mettre à l’ordre du jour, comme tâche essentielle des révolutionnaires allemands, l‘armement du prolétariat, la formation de la milice ouvrière, et la préparation à l’affrontement violent avec la réaction.17

Rosa Luxemburg a-t-elle changé d‘avis au cours des derniers mois de sa vie, par rapport aux critiques qu’elle avait formulées envers les dirigeants bolcheviks en été 1918? Nous avons déjà suggéré ci-dessus des éléments pour une réponse (plutôt négative) à cette question. Examinons de plus près les arguments qui semblent plaider pour une telle révision. Il est vrai que, comme l’ont souligné Warski et C. Zetkin, Rosa Luxemburg n’avait pas voulu publier le manuscrit, mais la raison qu’ils mentionnent pour expliquer cette décision – son désir de rédiger un travail plus développé et plus large sur la révolution russe – ne préjuge pas du contenu politique (essentiellement identique ou modifié?) de cet ouvrage, par rapport aux thèses qu’elle avait défendues en été 1918.18

Il est certain qu‘au moins sur un aspect important, on peut documenter de façon précise une évolution de sa position: la question de l’Assemblée constituante. Dans la brochure Rosa Luxemburg critique la décision des bolcheviks de dissoudre l’Assemblée constituante (au profit des soviets), et défend l’idée que, sous la pression de la mobilisation populaire, ces institutions parlementaires peuvent jouer un rôle révolutionnaire – comme le montrent les exemples historiques du «Long Parlement» anglais de 1642 et des Etats généraux français de 1789. Dans ses remarques critiques sur la brochure Lukâcs avance à ce propos un argument significatif: les soviets (c’est-à-dire les conseils d’ouvriers et de soldats) sont la forme spécifique et nécessaire de la révolution prolétarienne, en op- position aux formes structurelles des révolutions bourgeoises (la Convention, etc.).19

Or, sur ce point il semble bien que Rosa Luxemburg ait révisé son point de vue, puisque dans un article sur la situation en Allemagne elle écrivait en décembre 1918: «Assemblée nationale ou tout le pouvoir aux conseils d’ouvriers et soldats, abandon du socialisme ou lutte de classe la plus résolue du prolétariat armé contre la bourgeoisie: voilà le dilemme.»20 Mais au-delà de cette question sur la forme institutionnelle du pouvoir prolétarien, reste le problème de la démocratie socialiste elle-même, et des libertés; à ce sujet, Rosa Luxemburg a-t-elle fondamentalement modifié ses idées, après sa sortie de prison en novembre 1918? C’est la thèse développée, de façon insistante, par l’historiographie officielle (récente) en République Démocratique Allemande (avant la mort de Staline et le XXe Congrès ce fut, au contraire, la doctrine de la contradiction irréductible entre le «luxemburgisme» et le bolchevisme qui fut proclamée, en partant du célèbre article de Staline de 1931. . . .)21

De façon plus nuancée et critique Gilbert Badia défend une idée semblable; selon lui, à partir des articles de la Rote Fahne en 1918-19 «on peut, sans extrapoler outre mesure, imaginer la réponse de Rosa Luxemburg» à la question des rapports entre révolution et liberté: «pour une période limitée, sans doute, mais dont personne ne saurait préciser la durée, le pouvoir révolutionnaire sera amené à restreindre par la force cette liberté de la presse, cette liberté de réunion que Rosa Luxemburg, dans La Révolution russe, voulait illimitées.»22

Cette réponse «imaginée» nous semble quelque peu «extrapolée», dans la mesure où elle s’appuie, chez Badia, sur des arguments fort discutables: 1) des articles de la Rote Fahne mettant en question, du moins implicitement, la liberté de presse illimitée. Or, ces articles n’étaient pas signés par Rosa Luxemburg et ils n’expriment pas nécessairement son point de vue. Contrairement au KPD stalinisé de l’avenir, le Spartakus Bund de 1918-19 n’était pas une organisation monolithique et il y avait dans les articles de sa presse plus que des nuances sur beaucoup de questions de la tactique révolutionnaire; 2) l’approbation par Rosa Luxemburg de l’occupation du journalVorwärts par des manifestants berlinois en décembre 1918 et janvier 1919.

A notre avis, l’occupation d’un journal au cours d’une offensive révolutionnaire ne saurait être assimilée à la fermeture d’un journal d’opposition par un pouvoir ouvrier, et encore moins à une restriction générale de la liberté de presse et de la liberté de réunion. On peut être d’accord avec G. Badia et H. Wohlgemuth que Rosa Luxemburg avait, pendant les derniers mois de sa vie, «précisé ou corrigé beaucoup de ses points de vue», mais il ne nous semble pas, à la lecture de ses écrits et discours de fin 1918-début 1919, qu’elle aurait abandonné l’essentiel de sa conception de la démocratie socialiste, telle qu’elle s’exprime dans la brochure sur la Révolution russe.

Cette conception n‘a encore réussi à se réaliser nulle part; le prétendu «socialisme réellement existant» en Europe de l’Est en est aux antipodes par son système autoritaire et bureaucratique de pouvoir, tandis qu’en Europe de l’Ouest, les régimes social-démocrates se sont intégrés à l’Etat bourgeois et au système de l’»économie de marché» (i.e., capitaliste). Le programme de démocratie socialiste avancé par Rosa Luxemburg en 1918-19, fondé sur une perspective de combat révolutionnaire irréconciliable contre l’ordre établi, nous apparaît d’autant plus actuel qu’il constitue l’alternative la plus cohérente et la plus réaliste à ces deux échecs tragiques du mouvement ouvrier moderne.

 

NOTES

1 Ce n‘est que bien plus tard (1928) que Felix Weill va découvrir l‘ensemble du manuscrit; cf. F. Weill, «Einige unveröffentliche Manuskripte“, Archiv für die Geschichte des Sozialismus und der Arbeiterbewegung, 1928.

2 Cité par G. Badia, Rosa Luxemburg (Paris, 1975), p. 311.

3 „Le malheur de l‘histoire a voulu que dès le début la social-démocratie réformiste se soit emparée de La Révolution russe comme d’une arme qui lui aurait été destinée» – Robert Paris, Préface à R. Luxemburg, La Révolution russe (Paris, 1964), p. 13.

4 R. Luxemburg, „La révolution russe“, in Oeuvres II (traduction et présentation de Claudie Weill) (Paris, 1971), p. 65; cf. aussi p. 90: “A cet égard, Lénine, Trotsky et leurs amis ont les premiers, par leur exemple, ouvert la voie au prolétariat mondial. . . . Et en ce sens, l’avenir appartient partout au ‘bolchevisme’.»

5 Rosa Luxemburg, Grève générale, parti et syndicats; 1906, Spartacus (Paris, 1947), p. 30.

6 R. Luxemburg, Oeuvres II, p. 84.

7 R. Luxemburg, „Discours sur le Programme“, 1919 in André et Dori Prudhommeaux, Spartacus et la Commune de Berlin 1918-19 (Paris, 1949), p. 80, 87.

8 R. Luxemburg, Oeuvres II, p. 87-88.

9 G. Lukács, Geschichte und Klassenbewusstsein, 1923, Luchterhand, Neuwied, 1968. La traduction française des éditions de Minuit est ici très peu fidèle.

10 R. Luxemburg, Oeuvres II, p. 88.

11 Ibid, p. 82-83.Praxis International 78 Redigitized 2004 by Central and Eastern European Online Library C.E.E.O.L. ( www.ceeol.com )

12 G. Lukács, Histoire et conscience de classe (Paris, 1960), p. 331.

13 Ibid.

14 R. Luxemburg, Oeuvres II, p. 88: “Nous n’avons jamais été idolâtres de la démocratie formelle, cette phrase n’a qu’un seul sens; nous distinguons toujours le noyau social de la forme politique de la démocratie bourgeoise, nous avons toujours dégagé l’âpre noyau d’inégalité et de servitudes sociales qui se cache sous l’écorce sucrée de l’égalité et de la liberté formelles, non pas pour les rejeter mais pour inciter la classe ouvrière à ne pas se contenter de l’écorce, à conquérir plutôt le pouvoir politique pour la remplir d’un nouveau contenu social; la tâche historique du prolétariat lorsqu’il prend le pouvoir est de remplacer la démocratie bourgeoise par la démocratie socialiste et non pas de supprimer toute démocratie.»

15 R. Luxemburg, Oeuvres II, p. 89.

16 P. Nettl, Rosa Luxemburg (Oxford, 1969), p. 436.

17 Voir à ce sujet le remarquable ouvrage de N. Geras, The Legacy of Rosa Luxemburg, New Left Books, 1976, notamment le dernier chapitre: «Bourgeois power and socialist democracy: on the reaction of ends and means.»

18 Voir à ce sujet les témoignages de A. Warski et Clara Zetkin dans leur déclaration à la Rote Fahne du 21/12/1921, in G. Badia, op. cit., p. 287.

19 G. Lukács, Hist. et consc. de classe, p. 321.

20 R. Luxemburg, „Assemblée nationale ou gouvernement des conseils?“, Décembre 1918, in R.L., L’Etat bourgeois et la révolution, Editions La Brèche, 1978, p. 45.

21 Cf. Arnold Reisberg, Lenins Beziehungen zur deutschen Arbeiterbewegung (Berlin, 1970), Günter Radczun, „Vorwort“, in R. Luxemburg, Gesammelte Werke (Berlin, t.I, 1970), p. 41, etc. Par ailleurs, comme le souligne à juste titre G. Badia, jusqu’ici ce texte sur la Révolution russe n’a été publié dans aucun des pays qui se réclament du socialisme. . . . (G. Badia, op. cit., p. 310)

22 G. Badia, op. cit., p. 319. 23 Cf. G. Badia, op. cit., p. 321 et Heinz Wohlgemuth, Die

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20 mai 2009 3 20 /05 /mai /2009 11:10
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sur le site ldh-toulon - une de 1956

Ce texte se trouve sur le site "changement de société". Il a été transcrit par Danille Bleitrach dont nous reprenons des éléments de l'introduction mais que nous vous recommandons d'aller lire.

"1956, c’est l’invasion de la Hongrie ;
1956, c’est le vote des pleins pouvoirs à Guy Mollet par les communistes pour qu’il fasse la paix en Algérie,  le dit Guy Mollet, après un voyage en Algérie où il se fait chahuter, envoie le contingent faire la guerre. 
1956 c’est l’opération de Suez,
Le choix colonialiste d’Israël, la livraison de la bombe atomique

Donc voici des extraits du texte de Sartre, veuillez m’excuser de vous infliger ces « vieilles lunes » au lieu d’aller répétant la doxa que vous prenez pour la modernité. Celui qui oublie le passé est condamné à le répéter.  Et je vous conseille de lire ce qui se passe en Palestine à la lumière de cette vision de Sartre sur ce qu’est un système colonial, simplement dites vous qu’à Gaza cette machinerie infernale  a franchi un nouveau seuil : on est passé du pillage, du vol des terres, du parcage à l’extermination, parce que le système ne supporte pas la moindre résistance des expropriés.  comme le dit Sartre c’est dans la logique : « Je voudrais vous faire voir la rigueur du colonialisme, sa nécessité interne, comme il devait nous conduire exactement où nous sommes et comment l’intention la plus pure, si elle nait à l’intérieur de ce cercle infernal, est pourrie sur-le –champ. » ou encore “L’unique bienfait du colonialisme, c’est qu’il doit se montrer intransigeant pour durer et qu’il prépare sa perte par son intransigeance.” (Danielle Bleitrach)

 


Le colonialisme est un système

Je voudrais vous mettre en garde contre ce qu’on peut appeler la « mystification néo-colonialiste ».

Les néo-colonialistes pensent qu’il y a de bons colons et des colons très méchants. C’est par la faute de ceux-ci que la situation des colonies s’est dégradée.

La mystification consiste en ceci : on vous promène en Algérie, on vous montre complaisamment la misère du peuple, qui est affreuse, on vous raconte les humiliations que les méchants colons font subir aux Musulmans. Et puis, quand vous êtes bien indignés, on ajoute : »Voilà pourquoi les meilleurs Algériens ont pris les armes : ils n’en pouvaient plus » Si l’on s’y est bien pris, nous reviendrons convaincus :

1° Que le problème algérien est d’abord économique. Il s’agit, par de judicieuses réformes de donner du pain à neuf millions de personnes.

2° Qu’il est ensuite social : il faut multiplier les médecins et les écoles.

3° Qu’il est, enfin psychologique : vous vous rappelez De Man avec « son complexe d’infériorité » de la classe ouvrière. Il avait trouvé du même coup la clé du « caractère indigène » : mal traité, mal nourri, illettré, l’Algérien a un complexe d’infériorité vis-à-vis de ses maîtres. C’est en agissant sur ces trois facteurs qu’on le tranquillisera : s’il mange à sa faim, s’il a du travail et s’il sait lire, il n’aura plus la honte d’être un sous homme et nous retrouverons la vieille fraternité franco-musulmane.

Mais surtout n’allons pas mêler à cela la politique. La politique, c’est abstrait : à quoi sert de voter si l’on meurt de faim ? Ceux qui viennent nous parler de libres élections, d’une Constituante, de l’indépendance algérienne, ce sont des provocateurs ou des trublions qui ne font qu’embrouiller la question.

Voilà l’argument. A cela, les dirigeants du F.L.N. ont répondu : « Même si nous étions heureux sous les baïonnettes françaises, nous nous battrions ». Ils ont raison. Et surtout il faut aller plus loin qu’eux : sous les baïonnettes françaises, on ne peut qu’être malheureux. Il est vrai que la majorité des Algériens est dans une misère insupportable ; mais il est vrai aussi que les réformes nécessaires ne peuvent être opérés ni par les bons colons  ni par la « Métropole » elle-même, tant qu’elle prétend garder sa souveraineté en Algérie. Ces réformes seront l’affaire du peuple algérien lui-même, quand il aura conquis sa liberté.

C’est que la colonisation n’est ni un ensemble de hasards, ni le résultat statique de milliers d’entreprises individuelles. C’est un système qui fut mis en place vers 1880, entra dans son déclin après la Première guerre mondiale et se retourne aujourd’hui contre la nation colonisatrice.

Voilà ce que je voudrais vous montrer, à propos de l’Algérie, qui est hélas ! l’exemple le plus clair et le plus lisible du système colonial. Je voudrais vous faire voir la rigueur du colonialisme, sa nécessité interne, comme il devait nous conduire exactement où nous sommes et comment l’intention la plus pure, si elle nait à l’intérieur de ce cercle infernal, est pourrie sur-le –champ.

Car il n’est pas vrai qu’il y ait de bons colons et d’autres qui soient méchants : il y a les colons c’est tout(4) .Quand nous aurons compris cela, nous comprendrons pourquoi les Algériens ont raison de s’attaquer politiquement d’abord à ce système économique, social et politique et pourquoi leur libération et celle de la France ne peut sortir que de l’éclatement de la colonisation.

Le système ne s’est pas mis en place tout seul. A vrai dire n la monarchie de Juillet ni la deuxième République ne savaient trop que faire de l’Algérie conquise.

On pensa la transformer en colonie de peuplement. Bugeaud concevait la colonisation “à la romaine”. On eut donné de vastes domaines aux soldats libérés de l’armée d’Afrique. Sa tentation n’eut pas de suite.

On voulut déverser sur l’Afrique le trop plein des pays européens, les paysans les plus pauvres de France et d’espagne; on créa, pour cette “racaille”, quelques villages autour d’Alger, de Constantine et d’Oran. La plupart furent décimés par la maladie.

Après juin 1848, on essaya d’y installer- il vaudrait mieux dire: d’y ajouter- des ouvriers chômeurs dont la présence inquiétait “les forces de l’ordre”. Sur 20.000 ouvriers transportés en Algérie, le plus grand nombre périt par les fièvres et le choléra; les survivants parvinrent à se faire rapatrier.

Sous cette forme l’entreprise coloniale restait, hésitante: elle se précisa sous le second empire en fonction de l’expansion industrielle et commerciale. Coup sur coup, les grandes compagnies coloniales vont se créer:

1863: société de Crédit Foncier Colonial et de Banque;

1865: Société marseillaise de Crédit; Compagnie des Minerais de fer de Mokta; Société générale des Transports maritimes à vapeur.

Cette fois, c’est le capitalisme lui-même qui devient colonialiste. De ce nouveau colonialisme Jules Ferry se fera le théoricien:

La France, qui a toujours regorgé de capitaux et les a exportés en quantité considérable à l’étranger, a intérêt à considérer sous cet angle la question coloniale. C’est pour les pays voués comme le notre, par la nature même de leur industrie, à une grande exportation, la question même des débouchés… Là où est la prédominance politique, là est la prédominance des produits, la prédominance économique”.

Vous le voyez , ce n’est pas Lénine qui a défini le premier l’impérialisme colonial: c’est Jules Ferry, cette “grande figure” de la troisième République.

Et vous voyez aussi que ce ministre est d’accord avec les “fellagha” de 1956: il proclame le “politique” d’abord!” qu’ils reprendront contre les colons trois quart de siècle plus tard.

D’abord vaincre les résistances, briser les cadres, soumettre, terroriser.

Ensuite, seulement, on mettra le système économique en place.

Et de quoi s’agit-il? De créer des industries dans le pays conquis? Pas du tout: les capitaux dont la France “regorge” ne vont pas s’investir dans des pays sous développés; la rentabilité serait incertaine, les profits seraient trop longs à venir; il faudrait tout construire, tout équiper. Et, si mêrme cela pouvait se faire, à quoi bon créer de toute pièce une concurrence à la production métropolitaine? Ferry est trés net: les capitaux ne sortiront pas de France; ils s’investiront simplement dans des industries nouvelles qui vendront leurs produits manufacturés aux pays colonisé. Le résultat immédiat fut l’établissement de l’Union douanière (1884). Cette Union dure toujours: elle assure le monopole du marché algérien à une industrie française handicapée sur le marché international par ses prix trop élevés.

Mais à qui donc cette industrie neuve comptait-elle vendre ses produits? Aux Algériens? Impossible: où auraient-ils pris l’argent pour payer ? La contrepartie de cet impérialisme colonial, c’est qu’il faut créer un pouvoir d’achat aux colonies. Et bien entendu, ce sont les colons qui vont bénéficier de tous les avantages et qu’on va transformer en acheteurs éventuels. le coloon est d’abord un axcheteur artificiel, créé de toutes pièces au-delà des mers par un capitalisme qui cherche de nouveaux marchés.

Dés 1900, Peyerimhoff insistait sur ce caractère neuf de la colonisation “officielle”:

“Direxctement ou non, la propriété du colon lui est venue de l’Etat gratuitement ou bien il a vu journellement accorder des concessions autour de lui; sous ses yeux, le gouvernement a fait pour les intérêts individuels des sacrifices sensiblement plus larges qu’il n’en consentirait dans des pays plus anciens et complètement mis en valeur.”

Ici se marque avec netteté la deuxième face du dyptique colonial: pour être acheteur, le colon doit être vendeur. A qui vendra-t-il? Aux Français de la métropole. Et que vendre sans industrie? Des produits alimentaires et des matières premières. Cette fois, sous l’égide du ministre Ferry et du théoricien Leroy-Beaulieu, le statut colonial est constitué.

Et quels sont les “sacrifices” que l’Etat consent au colon, à cet homme chéri des dieux et des exdportateurs? La réponse est simple: il lui sacrifie la propriété musulmane.

Car il se trouve , en effet, que les produits naturels du pays colonisé poussent sur la terre et que cette terre appartient aux populations “indigènes”. Dans certaines contrées peu peuplées, avec de grands espaces incultes, le vol de la terre est moins manifeste: ce qu’on voit, c’est l’occupation militaire, c’est le travail forcdé. Mais en Algérie, à l’arrivée des troupes françaises, toutes les bonnes terres étaient cultivées. La prétendue “mise valeur” s’est donc appuyée sur une spoliation des habitants qui s’est poursuivie pendant un siècle: l’histoire de l’Algérie, c’est la concentration progressive de la propriété foncière européenne aux dépens de la propriété algérienne.

 Tous les moyens ont été bons.

Au début, on profite du moindre sursaut de résistance pour confisquetr ou séquestrer. Bugeaud disait: Il faut que la terre soit bonne; peu importe à qui elle appartient.

La révolte de 1871 a beaucoup servi: on a pris des centaines de milliers d’hectares aux vaincus.

Mais cela risquait de ne pas suffire. Alors nous avons voulu faitre un beau cadeau aux Musulmans: nous leur avons donné notre Code civil.

Et pourquoi tant de générosité? Parcer que la propriété tribale était le plus souvent collective et qu’on voulait l’émietter pour permettre aux spéculateurs de la racheter peu à peu.

En 1873, on chargea des commissaires enquêteurs de transformer les grandes propriétés indivises en un puzzl de biens individuels. A chaque héritage, il constituaient des lots qu’ils remettaient à chacubn. Certains de cdes lots étaient fictifs: dans le douar de Harrar, pour 8 hectares, le commissaire enquêteur avait découvert 55 attributaires.

Il suffisait de corrompre l’un de ces attributaires: il réclamait le partage. La procédure française, compliqué et confuse, ruinait tous les corpropiétaires; les marchands de biens européens rachetaient le tout pour une bouchée de pain.

Certes on a vu dans nos régions, des paysans pauvres ruinés par la concentration des terres et la mécanisation, vendre leurs champs et rallier le prolétariat urbain: du moins, cette loi inexorable du capitalisme ne s’accompagnait-elle pas du vol proprement dit. Ici, avec préméditation, avec cynisme, on a imposé un code étranger aux Musulmans parce qu’on savait que ce Code ne pouvait s’appliquer à eux et qu’il ne pouvait avoir d’autre effets que d’anéantir les structures internes de la société algérienne. Si l’opération s’est constituée au XX e siècle avec l’aveugle nécessité d’une loi économique, c’est que l’Etat fraznçais avait brutalement et artificiellement créé les conditions du libéralisme capitaliste dans un pays agricole et féodal. Cela n’a pas empêché, tout récemment, des orateurs, à l’assemblée, de vanter l’adoption forcée de notre Code par l’Algérie comme “un des bienfaits de la civilisation française”.

Voici les résultats de cette opération:

En 1850, le domaine des colons était de 115 000 hectares. En 1900, de 1 600 000 ; en 1950, de 2 703 000 hectares

Aujourd’hui, 2703 000 hectares appartiennent aux propriétaires européens; l’Etat français possède 11 millions d’hectares sous le nom de “terres domaniales”; on a laissé 7 millions d’hectares aux Algériens. Bref il a suffi d’un siècle pour les déposséder des deux tiers de leur sol. La loi de concentration a d’ailleurs joué en partie contre les petits colons. Aujourd’hui, 6000 propriétaires ont un revenui agricole brut de plus de 12 millions: quelques uns atteignent au milliard. le système colonial est en place: l’Etat français livre la terre arabe aux colons pour leur créer un pouvoir d’achat qui permette de leur vendre leurs produits; les colons vendent aux marchés de la métropole les fruits de cette terre volée.

A partir de là, le système se renforce par lui-même; il tourne en rond; nous allons le suivre dans toutes ses conséquences et le voir devenir de plus en plus rigoureux.

1° En francisant et en morcelant la propriété, on a brisé l’ossature de l’ancienne société tribale sans rien mettre à sa place. cette destruction des cadres a été systématiquement encouragée: d’abord parce qu’elle supprimait les forces de résistance et substituait aux forces collectives une poussière d’individus; ensuite parce qu’elle créait de la main d’oeuvre (au moins tant que la culture n’était pas mécanisée).: cette main d’oeuvre seule permet de compenser les frais de transport, elle seule préserve les marges bénéficiaires des entreprises coloniales en face d’économies métropolitaines dont le coût de production ne cesse de baisser. Ainsi la colonisation a transformé la population algérienne en un immense prolétariat agricole. On a pu dire des Almgériens: Ce sont les même hommes qu’en 1830 et qui travaillent sur les mêmes terres: simplement, au lieu de les posséder, ils sont les esclaves de ceux qui les possèdent.

2° Si, du moins, le vol initial n’était pas du type colonial, on pourrait espérer peut-être qu’une production agricole mécanisée permettrait aux Algériens eux-mêmes d’acheter les produits de leur sol à meilleur marché. Mais les Algériens ne sont ni ne peuvent être les clients des colons. Le colon doit exporter pour payer ses importations: il produit pour le marché français. Il est amené par la logique du système à sacrifier les besoins des indigènes à ceux des français de France.

Entre 1927 et 1932, la viticulture a gagné 173 000 hectares dont plus de la moitié a été prise aux Musulmans. or les Musulmans ne boivent pas de vin. Sur ces terres qu’on leur a volé, ils cultivaient des céréales pour le marché algérien. cette fois, ce n’est pas seulement la terre qu’on leur ôte; en y plantant des vignes, on prive la population algérienne de son aliment principal. Un demi-million, d’hectares, découpés dans les meilleures terres et consacrées entièrement à la viticulture, sont réduits à l’improductivité et comme anéantis pour les masses musulmanes.

Et que dire des agrumes, qu’on trouve dans toutes les épiceries musulmanes. Croyez-vous que les fellahs mangent des oranges à leur dessert? 

En conséquence, la production des céréales recule d’année en année vers le sud présaharien. On a trouvé des gens, bien sûr, pour prouver que c’était un bienfait de la france: si les cultures se déplacent, c’est que nos ingénieurs ont irrigué le pays jusqu’aux confins du désert. Ces mensonges peuvent tromper les habitants crédules ou indifférents de la Métropole: mais le fellah sait bien que le Sud n’est pas irriogué; s’il est contraint d’y vivre, c’est tout simplement parce que la France, sa bienfaitrice, l’a chassé du nors; les bonnes terres sont dans la plaine, autour des villes: on a laissé le désert aux colonisés.

Le résultat, c’est une dégradation continue de la situation: la culture des céréales n’a pas progressé depuis soixaznte et dix ans. pendant ce temps la population algérienne a triplé. Et si l’on veut compter cette surnatalité au nombre des bienfaits de la France, rappelons-nous que ce sont les populations les plus misérables qui ont la natalité la plus forte. Demanderons-nous aux Algériens de remercier notre pays parce qu’il a permis à leurs enfants de naître dans la misère, de vivre esclaves et de mourir de faim ? Pour ceux qui douteraient de la démonstration, voici des chiffres officiels

En 1871, chaque habitant disposait de 5 quintaux de céréales; 

En 1901 , de 4 quintaux;

En 1940, de 2 quintaux et demi;

En 1945, de 2 quintaux.

En même temps, le resserrement des propriétés individuelle avait pour effet de supprimer les terrains de parcours et les droits de péage. dans le sud présaharien, où l’on cantonne les éleveurs musulmans, le bétail se maintient à peu près. dans le Nord, il a disparu.

Avant 1914, l’Algérie disposait de 9 millions de têtes de bétail.

En 1950, elle n’en a plus que 4 millions.

Aujourd’hui.

Aujourd’hui la production agricole est estimée comme suit:

-Les musulmans produisent pour 48 milliards de francs;

-Les Européens, pour 92 milliards.

Neuf millions d’hommes fournissent le tiers de la production agricole. Et n’oublions pas que ce tiers seul est consommable par eux; le reste s’en va en France. Ils ont donc, avec leurs instruments primitifs et leurs mauvaises terres l’obligation de se nourrir eux-mêmes.Sur la part des msulmans – en réduisant la consommation de céréales à 2 quintaux par personne- il faut retrancher 29 milliards pour l’autoconsommation. Cela se traduit dans les budgets familiaux par l’impossibilité- pour la plupart des familles- de limiter leurs dépenses alimentaires. La nourriture prend tout leur argent; il ne reste plus rien pour se vêtir, se loger, acheter des graines ou des instruments.

Et la seule raison de cette paupérisation progressive, c’est que la belle agriculture coloniale s’est installée comme un chancre au beau milieu du pays et qu’elle ronge tout.

3° La concentration des propriétés entraîne la mécanisation de l’agriculture. La Métropole est enchantée de vendre ses tracteurs aux colons. Pendant que la productivité du Musulman, cantonné sur de mauvaises terres, a diminué d’un cinquième, celle des colons s’accroît chaque jour pour leur seul profit: les vignobles de 1 à 3 hectares, où la modernisation de la culture est difficile, sinon tout à fait impossible, donnent 44 hectolitres à l’hectare. les vignobles de plus de 100 hectares font 60 hectolitres à l’hectare. 

Or la mécanisation engendre le chômage technologique: les ouvriers agricoles sont remplacés par la machine. Ce serait d’une importance considérable mais limitée si l’Algérie possédait une industrie.Mais le système colonial le lui interdit. les chômeurs refluent vers les villes où on les occupe quelques jours avec des travaux d’aménagement et puis ils restent là, faute de savoir où aller: ce sous-prolétariat despéré s’accroît d’année en année. En 1953, il n’y avait que 143.000 salariés officiellement enregistrés comme ayant travaillé plus de quatre-vingt-dix jours, soit un jour sur quatre. Rien ne montre mieux la rigueur croissante du système colonial: on commence par occuper le pays, puis on prend les terres et l’on exploite les anciens propriétaires à des tarifs de famine. Et puis avec la mécanisation, cette  main d’oeuvre à bon marché devient encore trop chère; on finit par ôter aux indigènes jusqu’au droit de travailler. L’Algérien chez lui, dans un payus en pleine prospérité, n’a plus qu’à mourir de famine.

Ceux qui viennent chez nous, osent se plaindre que des Algériens viennent prendre la place de travailleurs français, savent-ils que 80% d’entre eux envoient la moitié de leur paye à leur famille, et qu’un million et demi de personnes restées  dans les douars vivent exclusivement de l’argent que leur envoient ces 400.000 exilés volontaires? Et cela aussi, c’est la conséquence rigoureuse du système: les Algériens sont contraints de chercher en France les emplois que la France leur refuse en Algérie.

Pour 90% des Algériens, l’exploitation coloniale est méthodique et rigoureuse : expulsés de leurs terres, cantonnés sur des sols improductifs, contraints de travailler pour des salaires dérisoires, la crainte du chômage décourage leurs révoltes ; les « jaunes » avec les chômeurs. Du coup le colon est roi, il n’accorde rien de ce que la pression des masses  a pu arracher aux patrons de France : pas d’échelle mobile, pas de conventions collectives, pas d’allocation familiales, pas de cantines, pas de logements ouvriers. Quatre murs de boue séchée, du pain, des figues, dix heures de travail par jour : ici le salaire est vraiment et ostensiblement le minimum nécessaire à la récupération des forces de travail.

Voila le tableau. Peut-on du moins trouver une compensation à cette misère systématiquement créée par les usurpateurs européens dans ce qu’on appelle les biens non directement mesurables, aménagements et travaux publics, hygiène, instruction ?. Si nous avions cette consolation, peut-être pourrait-on garder quelques espoirs : peut-être des réformes judicieusement choisies… mais non le système est impitoyable. Puisque la France a du premier jour dépossédé et refoulé les Algériens puisqu’elle les a traités, comme un bloc inassimilable, toute l’œuvre  française en Algérie a été accomplie au profit des colons.

Je ne parle même pas des aérodromes et des ports : servent-ils au fellah sauf pour aller crever de misère et de froid dans les bas quartiers de paris ?

Mais les routes ? Elles relient les grandes villes aux propriétés européennes et aux secteurs militarisés. Seulement elles n’ont pas été faites pour permettre d’atteindre les Algériens chez eux.

La preuve ?

Dans la nuit du 8 au 9 septembre 1954, un séisme ravage Orléansville et la région du Bas-Chelif.

Les journaux annoncent : 39 lmorts européens, 1370 français musulmans.

Or parmi ces morts, 400 n’ont été découverts que trois jours après le cataclysme. Certains douars n’ont reçu les premiers secours que six jours plus tard. L’excuse des équipes de sauveteurs est la condamnation de l’œuvre française : « Que voulez-vous ils étaient trop loin des routes. »

L’hygiène au moins ? la santé publique?

A la suite du séisme d’orleansville, l’administration a voulu enquêter sur la condition des douars. ceux qu’elle a choisis, au hasard, se trouvaient à 30 ou 40 kilomètres de la ville et n’étaient visités que deux fois par an par le médecin chargé de l’assistance médicale.

Quant à notre fameuse culture, qui sait si les Algériens étaient fort désireux de l’acquérir? Mais ce qui est sûr, c’est que nous la leur avons refusée. je ne dirai pas que nous avons été aussi cyniques que dans cet etat du Sud des USA où une loi, conservée jusqu’au début du XIX e siècle, interdisait sous peine d’amende d’apprendre à lire aux esclaves noirs. mais enfin nous avons voulu faire de nos “frères musulmans” une population d’analphabètes. On compte aujourd’hui encore 80% d’illetrés en Algérie. passe encore si nous leur avions interdit que l’usage de notre langue. Mais il entre nécessairement dans le système colonialiste qu’il tente de barrer la route de l’histoire aux colonisés; comme les revendications nationales, en Europe, se sont toujours appuyées sur l’unité de la langue, on a refusé aux Musulmans l’usage de leur propre langage. depuis 1830, la langue arabe n’est plus langue écrite que virtuellement. ce n’est pas tout: pour maintenir les Arabes dans l’émiettement, l’administration française leur a confisqué leur religion; elle recrute les desservants du culte islamique parmi les créatures à sa solde. Elle a maintenu les supertitions les plus basses, parce qu’elles désunissent. la séparation de l’eglise et de l’Etat, c’est un privilège républicain, un luxe bon pour la Métropole. En Algérie, la République française ne peut pas se permettre d’être républicaine. Elle maintient l’inculture et les croyances de la féodalité, mais en supprimant les structures et les coutumes qui permettent à une féodalité vivante d’être malgré tout une société humaine; elle impose un code individualiste et libéral pour ruiner les cadres et les essors de la collectivité algérienne, mais elle maintient des roitelets qui ne tiennent leur pouvoir que d’elle et qui gouvernent pour elle. En un mot, elle fabrique des “indigènes” par un double mouvement qui les sépare de la collectivité archaïque en leur donnant ou en leur conservant dans la solitude de l’individualisme libéral, une mentalité dont l’archaïsme ne peut se perpétuer qu’en relation avec l’archaïsme de la société. Elle crée des masses, mais les empêche de devenir un prolétariat conscient en les mystifiant par la caricature de leur propre idéologie.

C’est ici que j’en reviens à notre interlocuteur du début, à notre réaliste au coeur tendre qui nous proposait des réformes massives en disant: “L’économie d’abord!” Je lui réponds: Oui, le frellah meurt de faim, oui, il manque de tout, de terre, de travail et d’instruction; oui les maladies l’accablent; oui l’état présent en Algérie est comparable aux pires misères d’Extrême-Orient. ET pourtant il est impossible de commencer par les transformations économiques parce que la misère et le désespoir des Algériens sont l’effet direct et nécessaire du colonialisme et qu’on ne les supprimera jamais tant que le colonialisme durera. C’est ce que savent tous les Algériens conscients. Et tous sont d’accord avec ce mot d’un Musulman: “Un pas en avant, deux pas en arrière. Voilà la réforme coloniale.”

C’est que le système anéantit par lui-même et sans effort toutes les tentatives d’aménagement: il ne peut se maintenir qu’en devenant chaque jour plus dur, plus inhumain.

Admettons que la Métropole propose une réforme. trois cas sont possibles.  

 1° La réforme tourne automatiquement à l’avantage du colon et du colon seul.

Pour accroître le rendement des terres, on a construit des barrages et tout un système d’irrigation. Mais vous comprenez que l’eau ne peut alimenter que les terres des vallées. Or, ces terres ont toujours été les meilleures d’Algérie et les Européens les ont accaparées. La loi Martin, dans ses considérants, reconnaît que les trois quarts des terres irriguées appartiennent aux colons. Allez donc irriguer le Sud présaharien!

2° On la dénature de manière à la rendre inefficace.

Le statut de L’Algérie est monstrueux par lui-même. Le gouvernement français espérait-il mystifier les populations musulmanes en octroyant cette assemblée à deux collèges? Ce qui est sûr, c’est qu’on ne lui a même pas laissé le loisir de conduire jusqu’au bout sa mystification. Les colons n’ont même pas voulu laisser à l’indigène  la chance d’être mystifié. C’était déjà trop pour eux; ils onttrouvé plus simple de truquer publiquement les élections. Et, de leur point de vue, ils avaient parfaitement raison: quand on assassine les gens, mieux vaut les baillônner d’abord. C’est le colonialisme qui se tourne, en leur personne, contre le néo-colonialisme pour en supprimer les dangereuses conséquences.

3° On la laisse en sommeil avec la complicité de l’administration.

La loi Martin prévoyait que les colons, en compensation de la plus-value donnée à leur terre par l’irrigation, céderaient quelques parcelles du sol à l’Etat. L’Etat aurait vendu ces parcelles à des Algériens qui auraient eu licence de s’acquitter de leurs dettes en vingt-cinq ans. Vous le voyez: la réforme était modeste: il s’agissait tout simplement de revendre à quelques indigènes choisis une infime partie des terres qu’on avait volées à leurs parents. Les colons n’y perdaient pas un sou.

Mais il ne s’agit pas pour eux de ne point perdre: il faut gagner toujours davantage. habitués depuis cent ans aux “sacrifices” que la Métropole fait pour eux, ils ne sauraient admettre que ces sacrifices puissent profiter aux indigènes.

On comprendra l’attitude colonialiste si l’on réfléchit au sort qu’ils ont réservé aux “offices agricoles popur l’instruction technique du paysan musulman”. Cette institution, créée sur le papier et à Paris, n’avait d’autre but que d’élever légérement la productivité du fellah: juste assez pour l’empêcher de mourir de faim. Mais les néocolonialistes de la Métropole ne se rendaient pas compte qu’elle allait directement contre le système: pour que la main d’oeuvre algérienne fut abondante, il fallait que le fellah  continuât à produire peu et pour des prix élevés. Si l’on répandait l’instruction technique, les ouvriers agricoles ne se feraient-ils pas plus rares? Plus exigeants? La concurrence du propriétaire musulman ne serait-elle pas à redouter? Et puis surtout, l’instruction, qu’elle quelle soit et d’où qu’elle viene, est un instrument d’émancipation. Le gouvernement, quand il est de droite, le sait si bien qu’il refuse d’instruire, en france nos propres paysans. Ce n’est  tout de même pas pour aller répandre le savoir technique parmi les indigènes! Mal vus, attaqués partout- sournoisement en Algérie- violemment au Maroc- ces offices restent inopêrants.

A partir de là, toutes les réformes restent inefficaces. En particulier, elles coûtent cher. Trop lourdes pour la Métropole, les colons d’Algérie n’ont ni les moyens ni la volonté de les financer. la scolarisation totale- réforme souvent proposée- reviendrait à 500 milliards d’anciens francs (en comptant à 32.000 francs le coût annuel d’un écolier). Or le revenu total de l’Algérie est de 300 milliards. La réforme de l’enseignement ne peut être réalisée que par une Algérie industrialisée et qui aurait au moins triplé ses revenus. Mais le système colonial s’oppose, nous l’avons vu à l’industrialisation. La france peut engloutir des milliards dans de grands travaux: on sait parfaitement qu’il n’en restera rien.

Et, quand nous parlons de “système colonial”, il faut nous entendre: il ne s’agit pas d’un mécanisme abstrait. Le système existe, il fonctionne: le cycle infernal du colonialisme est une réalité. Mais cette réalité s’incarne dans un million de colons, fils et petit-fils de colons, qui ont été modelés par le colonialisme et qui pensent, parlent et agissent selon les principes mêmes du système colonial.

Car le colon est fabriqué comme l’indigène: il est fait par sa fonction et par ses intérêts.

Lié à la métropole par le pacte colonial, il est venu commercialiser pour elle, enéchange d’un gros; profit, les denrées du paysz colonisé. Il a même créé des cultures nouvelles qui reflètent les besoins de la Métropole beaucoup plus que ceux des indigènes. Il est donc double et contradictoire: il a sa “patrie”, la France, et son “pays” l’Algérie. En Algérie, il représente la France et ne veut avoir de rapports qu’avec elle. Mais ses intérêts économiquespolitiques de sa patrie. les institutions françaises sont celles d’une démocratie bourgeoise fondée sur le capitalisme libéral. Elles comportent le droit de vote, celui d’association et la liberté de la presse. l’amènent à s’opposer aux institutions

Mais le colon, dont les intérêts sont directement contraires à ceux des Algériens et qui ne peut asseoir la surexploitation que sur l’oppression pure et simple, ne peut admettre ces droits que pour lui et pour en jouir en France, au milieu des Français. Dans cette mesure, il déteste l’universalité- au moins formelle- des institutions métropolitaines. Précisement parce qu’elles s’appliquent à tout le monde, l’Algérien pourrait s’en réclamer. Une des fonctions du racisme c’est de compenser l’universalisme latent du libéralisme bourgeois: puisque tous les hommes ont les mêmes droits, on fera de  l’Algérien un sous homme. Et ce refus des institutions de sa patrie, lorsque ses concitoyens veulent les étendre à “son” pays, détermine chez tout colon une tendance sécessionniste. N’est-ce  pas le président des maires d’Algérie qui disait, il y a quelques mois:”Si la france est défaillante, nous la remplacerons”?

Mais la contradiction prend tout son sens quand le colon explique que les Européens sont isolés au milieu des Musulmans et que le rapport des forces est de neuf contre un. Précisement parce qu’ils sont isolés, ils refusent tout statut qui donnerait le pouvoir à une majorité. Et, pour la même raison, ils n’ont d’autres ressources que de se maintenir par la force.

Mais justement à cause de cel- et parce que les rapports de forces eux-mêmes ne peuvent que se retourner contre eux- ils ont besoin de la puissance métropolitaine, c’est-à-dire de l’Armée française. de sorte que ces séparatistes sont aussi d’hyperpatriotes.Républicains en france_ dans la mesure où nos institutions leur permettent de constituer chez nous un pouvoir politique- ils sont en Algérie des fascistes qui haissent la République et qui aiment passionnément l’Armée républicaine.

Peuvent-ils être autrement? Non. Pas tant qu’ils seront des colons. Il est arrivé que des envahisseurs installés dans un pays, se mélangent à la population et finissent par faire une nation: c’est alors qu’on voit naître – au moins pour certaines classes- des intrêts nationaux communs. Mais les colons sont des envahisseurs que le pacte colonial a complétement coupé des envahis: depuis plus d’un siècle que nous occupons l’Algérie, on ne signale presque pas de mariages mixtes ni d’amitiés franco-musulmanes. Colons, leur intérêt c’est de ruiner l’Algérie au profit de la france. Algériens, ils seraient obligés d’une manière ou d’une autre et pour leurs propres intérêts, de s’intéresser au développement économique – et par conséquent culturel- du pays.

Pendant ce temps, la Métropole est prise au piège du colonialisme. Tant qu’elle affirme sa souveraineté sur l’Algérie, elle est compromise par le système, c’est-à-dire par les colons qui nient ses institutions; et le colonialisme obligez la Métropole à envoyer des Fraznçais démocrates à la mort pour protéger la tyrannie que des colons antidémocratiques exercent sur les Algériens. Mais là encore, le piège fonctionne et le cercle se resserre: la répression que nous exerçons à leur profit les rend chaque jour plus haissables; dans la mesure même où elles les protègent, nos troupes augmentent le danger qu’il courent, ce qui rend la présence de l’Armée d’autant plus indispensable. La guerre coûtera cette année si on la continue, plus de 300 milliards, ce qui correspond à la totalité des revenus algériens.

Nous en arrivons au point où le sytème se détruit lui-même: les colonies coûtent plus qu’elles ne rapportent.

En  détruisant la communauté musulmane, en refusant l’assimilation des Musulmans, les colons étaient logiques avec eux-mêmes; l’assimuilation supposait qu’on garantisse aux Algériens tous les droits fondamentaux, qu’on les fasse bénéficier de nos institutions de sécurité et d’assistance, qu’on fasse place, dans l’Assemblée métropolitaine, à cent députés d’Algérie, qu’on assure aux Musulmans un niveau de vie égal à celui des Français en opérant une réforme agraire et en industrialisant le pays. L’assimilation poussée jusqu’au bout, c’était tout simplement la suppression du colonialisme: comment voulait-on l’obtenir du colonialisme lui-mêmes? Mais puisque les colons n’ont rien à offrir aux colonisés que la misère, puisqu’ils les tiennent à distance, puisqu’ils en font un bloc inassimilable, cette attitude radicalement négative doit avoir pour contrepartie nécessaire une prise de conscience des masses. la liquidation des structures féodales, après avoir affaibli la résistance arabe, a pour effet de faciliter cette prise de conscience collective: de nouvelles structures prennent naissance. C’est par réaction à la ségrégation et dans la lutte quotidienne que s’est découverte et forgée la personnalité algérienne. le nationalisme algérien n’est pas la simple reviviscence d’anciennes traditions, d’anciens attachements: c’est l’unique issue dont les Algériens disposent pour faire cesser leur exploitation. Nous avons vu Jules Ferry déclarer à la chambre:”Là où est la prédominance politique, là est la prédominance économique…” Les Algériens meurent de notre prédominance économique, mais ils le font leur profit de cet enseignement: pour la supprimer, c’est à notre prédominance politique qu’ils ont décidé de s’attaquer. Ainsi les colons ont formé eux-mêmes leurs adversaires; ils ont montré aux hésitants qu’aucune solution n’était possible en dehors d’une solution de force.

L’unique bienfait du colonialisme, c’est qu’il doit se montrer intransigeant pour durer et qu’il prépare sa perte par son intransigeance.

(…)

Nous Français de la Métropole, nous n’avons qu’une leçon à tirer de ces faits : le colonialisme est en train de se détruire lui-même. Mais il empuantit encore l’atmosphère : il est notre honte, il se moque de nos lois ou les caricature ; il nous infecte de son racisme comme l’épisode de Montpellier l’a prouvé l’autre jour, il oblige nos jeunes gens à mourir malgré eux pour les principes nazis que nous combattions il y a dix ans ; il tente de se défendre en suscitant un fascisme jusque chez nous, en France. Notre rôle c’est de l’aider à mourir. Non seulement en Algérie, mais partout où il existe. Les gens qui parlent d’abandon sont des imbéciles : il n’y a pas à abandonner ce que nous n’avons jamais possédé. Il s’agit tout au contraire, de construire avec les Algériens des relations nouvelles entre une France libre et une Algérie libérée. Mais n’allons pas surtout, nous laisser détourner de notre tâche par la mystification réformiste. Le néo-colonialiste est un niais qui croit encore que l’on peut am énager le système colonial – ou un malin qui propose des réformes parce qu’il sait qu’elles sont inefficaces. Elles viendront en leur temps, ces réformes : c’est le peuple algérien qui les fera. La seule chose que nous puissions et devrions tenter – mais c’est aujourd’hui l’essentiel- c’est de lutter à ses côtés pour délivrer à la fois les Algériens et les Français de la tyrannie coloniale.

 (1)Les temps modernes, n° 123 mars-avril 1956. Intervention dans un meeting « pour la paix en Algérie »

 (3)En novembre 1956, Fernand Yveton, communiste, a déposé une bombe dans les locaux de la centrale de Hamma. Il avait pris garde qu’il n’y ait personne qui souffre de ce sabotage. Rien n’y a fait il a été condamné à mort et exécuté. Yveton était le nom de ma première cellule.

(4) Le 29 octobre, Israël envahit la bande de Gaza et le Sinaï et atteint rapidement la zone du canal. Comme convenu lors de l’accord de Sèvres, le Royaume-Uni et la France proposent d’occuper la zone et de séparer les belligérants. Nasser, dont la décision de nationalisation du canal avait été accueillie avec enthousiasme par la population égyptienne, rejette la proposition et donne ainsi un prétexte aux forces européennes de s’allier à Israël pour reprendre le contrôle du canal et renverser le régime en place. Le 31 octobre, la France et le Royaume-Uni entament une vague de bombardements sur l’Égypte afin de forcer la réouverture du canal.Il y avait eu le protocole de Sèvres où un accord secret est signé entre la France (Christian Pineau), le Royaume-Uni (Patrick Dean) et Israël (David Ben Gourion) à Sèvres. Leur objectif est alors de renverser Nasser et de récupérer le canal. Les Protocoles de Sèvres stipulent :« L’État hébreu attaquera l’Égypte le 29 octobre 1956 dans la soirée et foncera vers le canal de Suez. Profitant de cette agression “surprise”, Londres et Paris lanceront le lendemain un ultimatum aux deux belligérants pour qu’ils se retirent de la zone du canal. Si l’Égypte ne se plie pas aux injonctions, les troupes franco-britanniques entreront en action le 31 octobre. » En fait, Guy Mollet toujours lui décidé à mener la guerre en Algérie noue l’alliance qui dure toujours avec Israël à qui la France livre la bombe atomique. C’est une entente colonia

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12 avril 2009 7 12 /04 /avril /2009 09:30
comprendre-avec-rosa-luxemburg.over-blog.com

Projection docu sur "Rosa Luxembourg" le 14/04 à 18h Médiathèque José Cabanis,métro MARENGO

Un certain regard – Rosa Luxembourg Production : ORTF, 01 juillet 1976 – durée : 1h35


Polonaise, née en 1871, militante anti-nationaliste dès l’âge de 15 ans, Rosa Luxembourg est un des plus grands théoriciens socialistes des débuts du XXe siècle. Le combat socialiste elle le mena, au prix de sa vie, entre 1898 et 1918 en Allemagne au sein d’un important parti social démocrate. Animée d’un immense amour pour le prolétariat et la révolution, Rosa Luxembourg, journaliste, écrivain, excellente oratrice et polémiste redoutable, resta toute sa vie fidèle à l’internationalisme prolétarien.

C’est à l’occasion du centenaire de sa naissance, en 1973, que Marcel Bluwal et Georges Houdin dressent un portrait passionnant de la vie et de l’œuvre de cette femme singulière, principale figure des luttes révolutionnaires allemandes et du mouvement ouvrier tout entier.

Les auteurs dressent ainsi le panorama de l’atmosphère politique de l’époque, du rôle joué par la sociale démocratie entre 1900 et 1914. L’ensemble de cette œuvre est illustré par de remarquables documents : photos, manchettes de journaux, visites des lieux où vécut Rosa Luxembourg.


publié le 14 avril 2009  |   Imprimer
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10 avril 2009 5 10 /04 /avril /2009 09:03


Extrait :


... On pourrait penser que tout est dit désormais. Nous sommes libres de retourner vers une forme d’économie mixte. La vieille boite à outils des travaillistes est à nouveau disponible - avec l’ensemble de ses instruments, y compris la nationalisation. Il suffit donc d’aller de l’avant et d’utiliser à nouveau ces outils que les travaillistes n’auraient jamais dû abandonner. Mais ceci suppose que nous sachions comment les utiliser. Ce qui n’est pas le cas. Premièrement, parce que nous ne savons pas comment surmonter cette crise actuelle. Aucun des gouvernements du monde entier, des banques centrales ou des institutions financières internationales ne le savent non plus : ils sont tous tels des aveugles qui essaient de sortir d’un labyrinthe, en tapant sur les murs avec différentes sortes de bâtons dans l’espoir de trouver le moyen de sortir. D’autre part, nous sous-estimons l’addiction des gouvernements et des décideurs aux « doses » de marché libre qui leurs procuraient tant de sensations de bien être depuis des décennies. Avons-nous vraiment abandonné l’hypothèse que les entreprises du secteur privé recherchant le profit sont toujours le meilleur moyen, le plus efficace, pour obtenir des résultats ? Que le modèle d’organisation et de gestion de ces entreprises fournit un exemple pour le service public, l’éducation et la recherche ? Que le fossé croissant entre les super-riches et les autres importe peu, tant que tout le monde (à l’exception de la minorité des pauvres) s’en sort un peu mieux ? Que ce dont un pays a besoin en toutes circonstances c’est d’une croissance économique et d’une compétitivité maximum ? Je ne le crois pas.

Mais une politique progressiste nécessitera bien plus que d’une rupture franche avec les hypothèses économiques et morales de ces 30 dernières années. Il faudra en revenir à la conviction que la croissance économique et la richesse qu’elle apporte sont un moyen et non une fin. Il faut comprendre à quel point ce système à transformé l’existence, les opportunités et les attentes de tous. Prenons le cas de Londres. Bien sûr, il est important pour nous tous que l’économie soit prospère à Londres. Mais la mesure véritable de cette énorme richesse produite par la capitale n’est pas qu’elle ait contribué pour 20% à 30% au PIB de la Grande-Bretagne, mais l’examen de la manière dont elle affecte le quotidien de millions de personnes qui y résident et y travaillent. Quel genre de vie mènent-elles ? Peuvent-elles se permettre d’y vivre ? Si ce n’est pas le cas, cela n’est pas compensé du fait que Londres soit également un paradis pour les ultra-riches. Les londoniens peuvent-ils obtenir des emplois décemment rémunérés ou tout simplement un emploi ? Sinon, il n’y a pas de quoi se vanter de tous ces restaurants étoilés par Michelin et de leur chefs se mettant en scène. Où en est la scolarisation des enfants ? L’insuffisance du système scolaire n’est pas on plus compensée par le fait que les universités de Londres pourraient créer une équipe de football composée de lauréats du prix Nobel.

Le critère d’évaluation d’une politique progressiste n’est pas la situation du privé, mais celle du public. Il ne s’agit pas seulement d’augmenter les revenus et la consommation des individus, mais d’accroitre leurs possibilités et ce que Amartya Sen appelle les « capacités » de tous par le biais de l’action collective. Mais cela signifie, cela doit signifier, une initiative du secteur public à but non lucratif, même s’il ne s’agit que de redistribuer les richesses accumulées par le privé. Cela implique des décisions publiques visant à l’amélioration de la situation sociale collective dont tous bénéficieront. C’est là le fondement d’une action politique progressiste - et non pas de maximiser la croissance économique et les revenus personnels. Cette conception est encore plus importante concernant la lutte contre le plus grand problème auquel nous sommes confrontés dans ce siècle : la crise de l’environnement. Quel que soit le logo idéologique que nous choisissions de lui attribuer, cela se traduira par une transition majeure, avec moins de liberté du marché et plus d’importance accordée à l’action publique. Cette réorientation sera plus grande importance que le gouvernement britannique ne l’a envisagé pour le moment. Et compte tenu de l’acuité de la crise économique, cette réorientation devra sans doute être effectuée relativement rapidement. Le temps ne joue pas en notre faveur...

 

Par Eric Hobsbawm, The Guardian, 10 avril 2009

Traduction sur le site contre-info


Publication originale The Guardian, traduction Contre Info
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29 mars 2009 7 29 /03 /mars /2009 10:45

Ce texte est repris d'un site  : celui de la revue "Annales historiques de la Révolution française". Il analyse en quelle mesure la réflexion sur la révolution française était pour Jaurès source d'inspiration politique pour son action. 

Bruno Antonini

Jaurès historien de l’avenir : gestation philosophique d’une « méthode socialiste » dans l’Histoire socialiste de la Révolution française. in Annales historiques de la Révolution française, Numéro 337, [En ligne], mis en ligne le : 15 septembre 2007. URL : http://ahrf.revues.org/document1532.html.

Résumé

Le but de notre article est d'essayer de montrer en quoi l'expérience rédactionnelle et éditoriale de l'Histoire socialiste de la Révolution française fut pour Jaurès, hormis le prétexte pédagogique évident pour préparer les dirigeants à l'unité du mouvement socialiste encore divisé et pour éduquer politiquement les militants et le prolétariat, l'occasion d'affiner sa réflexion sur une future « méthode socialiste », à la veille de l'unité de 1905. Parce que « la Révolution française contient le socialisme tout entier », quels sont donc les événements que Jaurès juge les plus pertinents et les plus féconds pour l'avenir socialiste de la société et de l'État ? Rappelant le contexte et les conditions de cette grande entreprise, nous nous sommes attachés à retrouver ce qui fonde philosophiquement sa démarche et ses analyses historiques - spécialement au cours du « moment thermidorien » - à partir de sa méthode philosophique adossée à sa métaphysique de l'unité de l'être. Une esquisse, en somme, de l'analyse critique jaurésienne de la « dictature jacobine » et de l'esprit révolutionnaire de Robespierre conditionnant le socialisme réformiste gradualiste de Jaurès.


Texte intégral

Au moment où l’on s’apprête à commémorer Jaurès une nouvelle fois, avec le centenaire du journal L’Humanité, le 18 avril, les 90 ans de l’assassinat, le 31 juillet et les 80 ans de la panthéonisation, le 23 novembre 2004, il n’est pas inutile de rappeler ce que furent, il y a cent ans déjà, les conditions et les enjeux de sa monumentale étude sur la Révolution française. C’est en 1903 qu’il acheva la rédaction de l’Histoire socialiste de la Révolution française, vendue d’abord en fascicules puis en volumes. Elle se poursuivra avec d’autres collaborateurs jusqu’en 1908, pour la période allant du 9 Thermidor à 1900, comme nous le verrons plus bas. À la même époque, il est, pour l’année 1903 seulement, vice-président de la Chambre des députés et, dans la foulée de son œuvre historique sur la Révolution, il va proposer la création de la Commission d’Histoire de la Révolution française – ou Commission pour la recherche et la publication des documents relatifs à la vie économique de la Révolution française –, plus communément connue sous le nom de « Commission Jaurès » 1, dans son discours parlementaire du 27 novembre 1903. La proposition de Jaurès est approuvée à l’unanimité par les députés, et la Commission est créée le 21 décembre de la même année. Mais, en deçà de cette célèbre Commission, voyons donc quels étaient les enjeux à la fois intellectuels, politiques et philosophiques de l’Histoire socialiste de la Révolution française. En somme, qu’est-il allé chercher dans le passé révolutionnaire de la France pour penser le présent et dessiner la révolution sociale à venir ?

Après l’affaire Dreyfus, Jaurès adopte une vue plus proche de la réalité sociale. Pour lui, il s’agit désormais de consolider d’abord la République et de ne travailler à l’unité que dans et par la République. La révolution n’est plus pour demain, mais pour plus tard. Cependant après-demain, c’est par la République que la révolution socialiste sera réalisée ; c’est par elle que l’humanité (unité des hommes au-delà des divisions entre races, nations et classes) existera enfin pleinement. Cette République-là suppose un État (vraiment) démocratique, pour ouvrir ensuite la voie au socialisme.

Cette nouvelle approche porte en elle une autre démarche intellectuelle : Jaurès adopte une démarche non plus utopiste (comme dans ses articles sur l’organisation socialiste dans La Revue socialiste en 1895-1896), mais historique, qu’il mettra en œuvre dans l’Histoire socialiste de la Révolution française et, en 1910, dans l’Armée nouvelle.

Changement de perspective dans un changement de méthode : Jaurès reste fidèle à l’idée de révolution, mais selon une approche plus pragmatique et méthodique. Le philosophe se fait historien. Pourquoi une telle conversion ?

Certes, au moment où Zola publie son célèbre J’accuse, Jaurès écrit que « le socialisme n’est plus à l’état de préparation philosophique ; il est à l’état de parti, à l’état de combat » 2. Ce combat est celui d’une pédagogie de l’action des masses et une philosophie en action pour les masses. Jaurès entend en effet donner le rôle central au peuple, dans sa fresque historique sur la Révolution française ; cette Révolution est certes essentiellement bourgeoise, mais déjà germent en elle les premières formes de socialisme. Ouvriers et paysans doivent agir et s’instruire de concert. C’est dans la fraternité que la révolution sociale doit se préparer et s’accomplir. En cela, Jaurès se démarque de Marx, qui voyait dans la paysannerie un milieu rétrograde et réactionnaire. Pour Jaurès, l’alliance sociologique, historique et politique du prolétariat et du monde paysan est nécessaire au triomphe prochain du socialisme : « [il] faut que le socialisme sache relier les deux pôles, le communisme ouvrier et l’individualisme paysan », écrit-il dans le tome I de l’Histoire socialiste.

Une triple intention…

Dans cette monumentale entreprise socialiste et scientifique, l’intention de Jaurès est triple : elle est d’abord généreusement éducative, puis historiographique et polémique, et enfin audacieusement politique. Commençons par sa dimension éducative.

Il s’agit d’abord d’écrire une histoire de la Révolution française destinée aux ouvriers et aux paysans, en vue d’informer, et même de former le prolétariat, de l’instruire pour préparer efficacement la révolution à venir. Il faut que le prolétariat soit suffisamment éclairé, en France au moins, de sa tradition révolutionnaire unique au monde (1789-1793 ; 1830 ; 1848 ; 1871), pour réaliser la révolution sociale qui parachèvera la Grande Révolution. C’est donc que la Révolution française est inachevée et qu’il faut la compléter, l’accomplir pleinement par la révolution sociale de la propriété, liée à l’idée de démocratie, à la base de l’analyse sociale et critère principal du socialisme, qui s’inscrit pleinement dans la démocratie par la République. Sans la République, la démocratie fait du sur place : Révolution et République sont liées pour s’épancher en démocratie sociale. Ici, Jaurès ne fait pas qu’exprimer sa propre pensée : il exprime aussi un lien, une idée très française que la France a su se forger depuis 1789. Mais Jaurès reprend cette idée pour y inscrire le socialisme en perspective, avec la démocratie en filigrane.

Par conséquent, le socialisme est déjà à l’œuvre avant son avènement dans la République, mais plus amplement encore dans la Révolution « bourgeoise » : lorsque les bourgeois capitalistes luttaient contre le féodalisme, ils luttaient pour la démocratie, c’est-à-dire déjà, et malgré eux, pour le socialisme à venir. Le socialisme mûrit, il est préparé par les révolutionnaires, sans qu’ils le sachent, sans qu’ils le veuillent consciemment – même ceux qui combattent et combattront le socialisme –, comme par un mouvement profond de l’histoire qui englobe et dépasse tous les hommes, mais ne se nourrit que de leurs actions plus ou moins volontaires, communes, fraternelles ou antagonistes. Malgré soi, sans être socialiste, chacun agit pour le socialisme. Le socialisme est donc le point ultime, la finalité universelle de l’histoire humaine, dans la conception jaurésienne de l’histoire. L’historien Jaurès est un penseur messianique qui invite et incite à l’action et à l’espoir. C’est pourquoi la Révolution bourgeoise est, en un sens, la préfiguration de la révolution prolétarienne à venir. L’historien Jaurès s’arrête à la porte de la prophétie. C’est en puissance qu’est contenue dans la révolution bourgeoise la révolution prolétarienne qui se prépare ; les bourgeois participent donc malgré eux à une œuvre qui les dépasse : l’accomplissement lent, patient et méthodique de la révolution sociale qui, par la victoire de la classe la plus opprimée, proclamera la victoire universelle, celle du genre humain, celle de l’Humanité tout entière enfin réunie dans la justice et dans la paix des classes et des nations. Nul ne sera vaincu dans cet avènement de l’unité humaine. En ce sens, Jaurès reprend à son compte l’idée de Marx dans le Manifeste communiste de 1848 sur le caractère « éminemment révolutionnaire » de la bourgeoisie, mais en y ajoutant l’idée d’une implicite collaboration onto-axiologique des classes, qui, dans un mouvement plus dialectique – et plus hégélien – que chez Marx, produit le dépassement des antagonismes des classes en une unité supérieure, qui ouvre déjà la voie à Jaurès au gradualisme et au ministérialisme.

Cette étude sur la Révolution française est donc tournée vers l’avenir, vers l’action future ; d’où son aspect pédagogique, propédeutique, et son titre – qui a pu faire frémir ou en rebuter plus d’un au départ (à commencer par Aulard) ! – d’Histoire « socialiste » de la Révolution française. Comment, en effet, prétendre à l’objectivité et à la scientificité avec un tel titre et une telle démarche ? C’est dans la réponse à cette question que la deuxième intention de Jaurès se précise.

Si, à l’inverse de la sociologie, le socialisme n’est pas une science, celui-ci n’est en rien chez Jaurès la négation de la science. On peut même dire que si le socialisme peut être dit « scientifique », la science peut aussi être dite « socialiste » en son sens le plus large peut-être (eu égard à sa dimension universelle de la recherche de la vérité par la raison), mais aussi dans la pensée de Jaurès en particulier, car la science est, chez lui, ce par quoi l’humanité doit accéder à la justice et à l’unité par l’universelle raison.

Ainsi, si son histoire de la Révolution française est une étude scientifique digne de ce nom, c’est parce qu’elle procède scientifiquement : Jaurès part des traces documentaires pour les recouper, les analyser, les interpréter. Et c’est là que Jaurès est « scientifique ». Il fait parler les documents pour leur faire dire plus que ce qu’ils peuvent dire à première vue. Il les « force » donc à parler afin de reconstituer ce qui n’est plus à partir de ce qu’il en reste, comme le veut le travail de l’historien vu, par exemple, par Paul Ricœur en 1955 dans Histoire et Vérité. L’historien Jaurès doit interpréter pour dévoiler le non-dit du dit. C’est dans ce non-dit que se trouve le sens profond de l’histoire, la compréhension de la réalité historique, au-delà de sa simple et seule apparence politique, à laquelle se cantonnent les positivistes. Ce non-dit est celui d’un finalisme historique inconscient dont on peut tirer des éléments de méthode politique pour accompagner le mouvement immanent du devenir historique dans le sens de l’idéal socialiste.

L’historien Jaurès est donc un historien « scientifique » parce qu’il a une approche « socialiste », et il est, du même coup, un scientifique parce qu’il adopte une visée métapolitique. Plus que le socialisme scientifique marxiste, la « science socialiste » jaurésienne ouvre à la dimension de l’Humanité, elle marque le sens de l’évolution économique et sociale, le sens du progrès de la civilisation par l’étude des hommes en société. Le socialisme comme science est, chez Jaurès, une anthropologie sociale qui annonce et prépare la « civilisation socialiste ». C’est aussi en cela que Jaurès est un historien engagé, un scientifique militant de la vérité pour éclairer l’avenir.

Jaurès analyse les documents qu’il cite abondamment ; il interprète les faits par leurs traces au lieu de seulement les relever. Il étudie les phénomènes économiques et sociaux en déduisant les causes qui les déterminent, pour induire les faits et idées qu’il justifie a posteriori rationnellement, pour les approuver ou les désapprouver, et, dans ce cas, pour dire ce qui aurait dû être et pourquoi. Tout ceci ne l’empêche pas d’être objectif. Il est simplement critique et engagé, dans l’esprit et le ton qui étaient ceux des Encyclopédistes du XVIIIe siècle : une analyse critique et raisonnée, militante et scientifique, passionnée et parfois polémique. Jaurès prend donc souvent parti pour ou contre des idées, des hommes ou des événements. C’est cela qui contribue beaucoup à nous faire vivre la Révolution de l’intérieur en nous y impliquant comme si nous étions, sinon ses acteurs, du moins ses témoins avisés et contemporains. Jaurès nous fait partager ses émotions, ses doutes et ses jugements – parfois cinglants et toujours nuancés – et sait faire ainsi revivre les ambiances (comme par exemple les séances fiévreuses de la Convention). En historien soucieux d’exactitude et de documentation approfondie, par une approche en même temps critique et objective permettant de dégager un principe d’intelligibilité, Jaurès est le premier historien économique et social de la Révolution.

C’est en prenant de la hauteur que Jaurès s’immerge dans les profondeurs de la réalité objective. Il étudie les institutions, les mentalités et leurs conditionnements contextuels et matériels, trente ans avant Marc Bloch et Lucien Febvre et leur « École des Annales ». Le quotidien tient lieu d’aliment de base de l’historien Jaurès. Les temps longs et les structures économiques et sociales sont étudiés avec précision, sans tomber dans un déterminisme matérialiste. Les faits économiques et sociaux sont donc étudiés comme base, matériau historique, expression du réel ; ils ne sont que des points de départ obligés. Mais ils ne sont pas premiers. Seule la métaphysique est première, et le peuple seul demeure l’acteur essentiel parce qu’il agit sur les choses plus qu’il n’est façonné par l’ordre des choses. Les faits signalent, signifient, mais ils ne fondent rien. Ils ne sont que des supports de sens et non le sens lui-même. L’ontologie jaurésienne est ici supposée mais singulièrement polémique : l’histoire « socialiste » de Jaurès est une histoire antipositiviste : puisque la réalité est devenue, chez Jaurès, le problème de l’être et que l’être est réel comme la réalité est l’être, les faits réels – la réalité objective – ne se suffisent pas à eux-mêmes, ils ne sont pas des fins en soi, parce que le sens est au-delà d’eux-mêmes tout en étant, en un sens, en eux-mêmes. Voilà pourquoi il faut interpréter les faits, et non les relever uniquement. C’est aussi parce que « bien que l’homme vive avant tout de l’humanité, bien qu’il subisse surtout l’influence enveloppante et continue du milieu social, il vit aussi par les sens et par l’esprit, dans un milieu plus vaste, qui est l’univers même » 3. Le sens de la réalité est le sens de l’être dans le monde objectif. Ainsi les faits sont premiers (comme l’acte l’est déjà sur la puissance), mais pas fondateurs ; ils sont faits pour être dépassés car le sens de l’être qui y gît est métafactuel. Il faut donc aller plus loin que les faits parce que l’enjeu est celui de l’accomplissement de l’esprit. Il n’y a pas de « force des choses » immuable et inexorable que les faits imprimeraient dans le réel ; il y a un élan, un mouvement, une force de/dans l’histoire – que les faits expriment – qui, comme l’art, est la manifestation de l’esprit dans le monde, par l’énergie des volontés et des consciences individuelles rassemblées. Les faits expriment donc l’être comme le langage exprime la pensée, mais sans que ce langage factuel ne fonde la pensée ontologique : il n’y a pas d’herméneutique de la facticité chez Jaurès, mais une herméneutique onto-métafactuelle de la réalité et de l’histoire.

Unité du réel et de l’idéel, donc ; union des sens et de l’esprit dans l’union du milieu social et de l’univers : l’enjeu philosophique de l’entreprise historienne de Jaurès dépasse de loin l’importance des questions économiques dans la causalité historique et la prétendue « dette » de Jaurès envers Marx. Mona Ozouf fait de cette « dette » la question essentielle de son article « Jaurès » du tome 5 du Dictionnaire critique de la Révolution française, en l’adossant, entre autre, à la conception de la relation entre liberté et nécessité. C’est précisément cette relation qui excède la question strictement économique et matérialiste de l’histoire révolutionnaire car cette relation, qui est celle de la raison et de la nature, est d’emblée une conciliation métaphysique de la réalité sensible et de l’être dans l’histoire, qui donne le primat à une métaphysique de l’unité de l’être qui renferme tout l’enjeu de l’unité humaine dans l’histoire universelle, par-delà toute causalité historique.

Son but est conforme à sa méthode déjà à l’œuvre dans sa métaphysique et dans sa philosophie politique : la conciliation de l’idéalisme et du matérialisme. Le politique n’est pas, pour lui, seulement le « reflet » de l’économique. Le matérialisme économique seul reste donc une explication insuffisante et un peu courte de l’histoire. En effet, sans nier le poids des facteurs économiques, Jaurès les lie à l’action des hommes et des idées, conformément à sa philosophie d’unité du réel et de l’idéel compénétrés. Aux confins des « petites patries », il attache de l’attention aux humbles, aux paysans comme aux citadins de Paris, de la province (que ce soient par exemple les révoltes de Lyon et Marseille durant l’été 1793, ou la lutte des factions dans quelques-uns de nos 83 tout nouveaux départements) et de l’Europe (citons le tome IV – composé par Mathiez dans son édition de 1922 –, entièrement consacré à l’écho de notre Révolution en Europe et à la réaction de certains de ses pays : l’Allemagne et l’Angleterre essentiellement, sans oublier un bref chapitre sur « l’idée révolutionnaire en Suisse », où Jaurès étudie la Révolution et la Contre-Révolution à Genève). C’est aussi dans le tome IV que Jaurès – ici en tant que philosophe – se livre à un tour d’horizon européen de la pensée, en exposant les doctrines et pensées politiques, sociales et philosophiques contemporaines de la Révolution, pour ainsi expliquer comparativement les mentalités, les réactions psychologiques, culturelles, intellectuelles et politiques de nos voisins.

Ainsi, comme Lavisse, Jaurès est déjà un historien de l’» histoire totale », intégrale, combinant diverses sphères (ou champs) : la sphère des idées philosophiques, du politique, les structures économiques, sociales et anthropologiques du quotidien. Une « histoire totale », culturelle, économique et sociale, de « l’Humanité totale » : l’humanité (ensemble des hommes) est un tout, une totalité historique, où les hommes se conditionnent mutuellement dans et par leur vécu social. L’enjeu jaurésien est alors celui d’une évolution du sentiment d’unité humaine (l’Humanité), par l’unité du temporel et du spirituel, de la nature et de l’esprit. Cette aspiration est une ouverture au socialisme.

Au-delà des structures économiques, il y a les hommes que ces structures servent et encadrent. Il n’y a donc pas chez Jaurès de primat absolu reconnu à l’économie : celle-ci n’est que fondement, base conditionnante ; les hommes font l’histoire, même s’ils ne savent pas toujours quelle histoire ils font. Le sens de l’histoire émergera de lui-même par l’action combinée des hommes qui s’unissent ou se combattent.

Primat de l’homme, des masses, du peuple, des individus ! Dans cette « mêlée étrange » qu’est l’histoire, on ne peut démêler ses fils que si on sait reconnaître le rôle des hommes avec leur conscience, leurs passions, leurs grandeurs et leurs faiblesses. L’Humanité totale, comme un tout unitaire et contradictoire. Voilà pourquoi, lorsque Jaurès évoque les grands hommes de la Révolution, il ne cède pas à un quelconque panégyrique ou à des hagiographies. Sûrement parce que nul homme n’est un saint. Ses portraits sont souvent psychologiques, montrant les forces et les faiblesses des uns et des autres acteurs de la Révolution, montrant l’élan qui les poussa et le feu qui les consuma tous de l’intérieur et embrasa l’esprit du temps. C’est ainsi que Jaurès rappelle et analyse les faits qu’ils ont perpétrés, juge leur valeur morale et leur portée politique, et, à l’occasion, n’hésite pas à dire ce qu’aurait dû faire ou dire pour l’heure tel ou tel acteur de la Révolution.

Le centenaire de la Révolution fut le bon prétexte à de nombreuses parutions d’études, mais aussi de documents d’époque, grâce au développement des moyens d’informations et à la création de répertoires et de recueils de textes. Une chaire d’histoire de la Révolution française est créée à la Sorbonne en 1891 (la municipalité de Paris ayant déjà créé un cours dès 1886), et confiée à Alphonse Aulard. Cet élan d’émulation commémorative et universitaire se maintiendra de 1889 à 1910 environ (la création de la « Commission Jaurès » s’inscrivant dans cet élan commémoratif à la fois civique, politique et scientifique).

Jaurès rechercha et rédigea assez vite. Sa puissance de travail est bien connue, mais elle n’explique pas tout. Il semblerait que cette Histoire socialiste soit l’aboutissement d’une longue réflexion et de recherches patientes et déjà anciennes. Ses premières réflexions et références bien connues sur la Révolution datent de 1890, lorsque, dans La Dépêche de Toulouse du 22 octobre, il écrit avec détails sur Robespierre, Vergniaud, et affirme, dans un premier élan de jeunesse et d’inexpérience de la déraison d’État, que « la Révolution dans tout son développement libre, de 1789 à 1795, avait été imprégnée de socialisme, [et qu’en proclamant] la République, elle formula en même temps et d’une vérité expresse, les vérités socialistes. […] La Révolution contient le socialisme tout entier ».

Après sa découverte de la réalité de la lutte des classes sur le terrain à Carmaux en 1893, dans les massacres de Fourmies en 1891, et après son adhésion explicite au socialisme, Jaurès a perdu ses illusions, mais pas son idéal : si la République ne conduit pas nécessairement au socialisme, le socialisme doit tout entier sortir des valeurs républicaines et des idéaux de la Révolution. D’où son intérêt plus grand pour la question sociale, vu l’importance de l’enjeu économique, qu’il négligeait autrefois. En 1893, toujours dans La Dépêche, il écrit : « Je tiens à répéter pour ma part ce que j’ai dit souvent : c’est que je ne sépare pas le socialisme de la Révolution française ; c’est qu’il n’y a pas d’émancipation sociale sans liberté politique et aussi que si la Révolution n’a pu combattre le capitalisme, à peine ébauché, elle a déposé cependant dans la société et dans les consciences un ferment de révolte contre toutes les tyrannies. Le triomphe du socialisme sera donc, non une rupture avec la Révolution française, mais la consommation de la Révolution française dans des conditions économiques nouvelles » 4.

La troisième intention de Jaurès est de préparer les chefs de file socialistes de son époque à l’unité, par-delà les différentes tendances du socialisme français et ses querelles intestines. Jaurès n’a pas pu éviter l’échec de l’unité du parti. Cette histoire de la Révolution est l’occasion rêvée pour Jaurès de mettre à contribution tous les grands leaders socialistes, comme pour célébrer déjà par un acte de foi un hymne à l’unité socialiste et un programme du même nom. C’est aussi en ce sens que cette histoire de la Révolution fut « socialiste ». Quels étaient donc ces collaborateurs ?

Ces chefs de chapelles appelés à collaborer sous la coordination de Jaurès (déjà d’une certaine façon apôtre de l’unité !) étaient au départ Paul Brousse au nom de la F.T.S., Jean Allemane pour le P.O.S.R., Jules Guesde pour le P.O.F. et Édouard Vaillant pour le P.S.R. Guesde et Allemane refusèrent ; Édouard Vaillant déclara forfait et proposa un de ses proches, le blanquiste Louis Dubreuilh, qui rédigea le volume consacré à la Commune. D’autres rejoindront alors l’équipe : Gabriel Deville, qui rédigea le tome Du 9 Thermidor au 18 Brumaire, Henri Turot pour D’Iéna à la Restauration (rebaptisé ensuite Consulat et Empire (1799-1815) après la défection de Paul Brousse, malade, et son remplacement par Louis Noguères), René Viviani pour La Restauration, Eugène Fournière et Gustave Rouanet – ce dernier renonça pour cause de tuberculose – (les « indépendants » de La Revue socialiste, en cela « héritiers » de Benoît Malon) pour Le règne de Louis-Philippe, Alexandre Millerand et Georges Renard pour La République de 1848, Charles Andler et Lucien Herr pour Le Second Empire (1852-1870) (en fait, ce volume sera rédigé par Albert Thomas et préfacé par Charles Andler), John Labusquière pour La Troisième République (1871-1885) et Gérault-Richard (directeur de La Petite République) pour La Troisième République (1885-1900). Il faut signaler que Millerand et Gérault-Richard renoncèrent également durant l’élaboration de l’œuvre, en raison de leur rupture avec le socialisme entre temps. L’équipe fut donc très fournie, mais aussi très mouvante ; ce qui rendit la coordination générale très délicate, en plus des nécessaires et inévitables ménagements des susceptibilités personnelles et des divers courants.

Dans un entretien paru le 11 février 1900 (le lendemain de la parution du premier fascicule) dans Le Matin, Jaurès affirme que « quelle que soit la diversité des points de vue particuliers et des groupements, tous les collaborateurs de l’Histoire socialiste sont en communion intime dans les idées et dans les sentiments… ». Quant à lui, il rédigea les tomes I, II, III, IV et XI consacrés à La Constituante (1789-1791), La Législative (1791-1792), La Convention jusqu’au 9 Thermidor et La Guerre franco-allemande. Il rédigea également la conclusion : le Bilan social du XIXe siècle, un texte court, savoureux et peu connu. 5

Dans son introduction biographique à l’H.S.R.F., « Le Livre et l’Homme », Madeleine Rebérioux explique qu’au total, ce sont douze volumes couvrant l’histoire de la France de 1789 à 1900 en plus de 3000 pages, qui paraîtront de 1901 à 1908. Au départ l’Histoire socialiste paraissait deux fois par semaine à partir du 10 février 1900 et jusqu’en 1903, sous forme de fascicules de 28 pages au modeste prix de 1 sou. L’édition en volumes débutera dès le 5 décembre 1901 avec la parution du tome I de 756 pages ; en 1902 le tome II ; en avril et décembre 1903 les deux volumes sur la Convention. L’ensemble de ces quatre volumes totalise 2 600 pages dont 483 illustrations, soit en moyenne une image toutes les six pages et demie. Brochée sous une couverture rouge-sang-de-bœuf qui « annonce la couleur » et rappelle celle des premières affiches, cette édition est émaillée de « Nombreuses illustrations d’après des documents de chaque époque » : de splendides reproductions en noir et blanc de documents imprimés ou manuscrits authentiques tirés des Archives Nationales (8% des images), et d’estampes (portraits en médaillons, scènes de la vie quotidienne ou d’événements marquants, etc.) de la Bibliothèque Nationale (28% des images), et surtout du Musée Carnavalet (57% des images). Toutes ces gravures avaient pour Jaurès « une valeur documentaire sérieuse », où les images traduisent le texte, le développent et l’animent, pour la « joie aussi de les jeter de nouveau au vent de la vie » 6. Le souci esthétique le dispute à la rigueur scientifique ; c’est à ce prix-là que l’entreprise est pédagogique et une vraie réussite éditoriale.

Le prix de ces quatre volumes était de 10 francs chacun (sauf le tome II, moins épais, au prix de 7,50 francs), c’est-à-dire 2 « thunes » (200 sous) ; soit en tout une semaine de salaire pour un ouvrier très qualifié, et presque la moitié du mois d’un instituteur débutant.

C’est l’éditeur Jules Rouff (un dreyfusard de gauche qui avait déjà publié les œuvres de Victor Hugo, de Lamartine et L’Histoire de France de Michelet, et qui sera en 1904 actionnaire de L’Humanité) qui fit la proposition à Jaurès en juin 1898 de prendre la direction d’un ouvrage collectif sur l’histoire de la France contemporaine depuis 1789. Jaurès accepta avec enthousiasme, d’autant plus qu’il était contraint à des vacances parlementaires forcées depuis son échec à Carmaux lors des élections législatives de mai 1898, victime de son engagement en faveur de Dreyfus.

Plus amplement encore, par son ampleur et sa facture nouvelle, l’Histoire socialiste constitue pour Jaurès l’occasion d’écrire une histoire du mouvement social, ou plutôt une histoire sociale du mouvement de masse que l’on peut et même que l’on doit insérer – et que Jaurès prétend implicitement insérer – dans une perspective large esquissant une histoire générale du socialisme, dont la Deuxième Internationale est le commencement et dont la Révolution française constituerait la première grande manifestation fondatrice, pour ne pas dire un de ses « premiers linéaments »…

C’est dire à quel point cette entreprise historique de l’historien Jaurès est multiple, féconde et pertinente à plusieurs niveaux. Par cette œuvre d’historien, Jaurès bouscule les traditions et les méthodes, innove et même anticipe sur le mouvement social lui-même – ainsi que sur les historiens en même temps – en inscrivant son travail dans un contexte qui est un mouvement en acte, en devenir, en marche, et qui est une action politique elle-même ! Jaurès est plus que jamais militant socialiste en écrivant cette histoire de la Révolution car son travail est aussi une action politique, une action qui prolonge l’action socialiste passée, qui poursuit le mouvement de l’histoire du mouvement social en lui donnant un regard rétrospectif, en lui tendant un miroir pour lui faire opérer un retour sur soi qui lui fera prendre conscience de sa force.

Le cadre en est l’Europe, mais l’enjeu en est mondial : poursuivre le mouvement sera prolonger son action jusqu’à l’humanité tout entière ; d’où l’ouverture à l’Internationale comme ouverture à une véritable histoire du socialisme dans sa dimension mondiale, pour mieux comprendre le mouvement d’ensemble du socialisme comme action historique des classes sociales.

Le prolétariat joue un rôle de premier plan dans ce dispositif, qui ne dissocie pas l’idéologie de l’étude du mouvement de masse. Le prolétariat est cette force qui va, à la fois auteur et acteur de l’histoire et de sa propre histoire. Dans l’épaisseur de l’histoire générale, le socialisme est précisément ce mouvement et cette idéologie que le prolétariat développe par son action collective organisée.

Jaurès embrasse du regard un large horizon, dans le feu de l’action et dans un monde en pleine évolution, en posant le socle intellectuel et politique d’une approche globale du socialisme qui n’est autre qu’un appel du pied à une action plus unitaire et donc pansocialiste de la Deuxième Internationale – cette organisation dont il attendait tant en raison de sa vocation d’emblée unitaire et universelle, mais hélas encore éclatée parce que toujours seulement structurée en fédération de sections nationales 7 –, afin que cette dernière devienne enfin ce qu’elle est en puissance (et donc ce qu’elle doit être), mais pas encore en acte : une institution unitaire prenant en charge le mouvement universel pour le socialisme, l’accomplissement de l’humanité, et devenant ainsi lui-même le mouvement de la classe ouvrière internationale.

En lisant l’Histoire socialiste entre les lignes, on peut y voir une critique de l’Internationale, de ses structures, de ses méthodes et de ses buts jugés encore trop étroits. L’internationaliste Jaurès veut supranationaliser l’Internationale (mais pas abolir toute idée de nation et surtout pas au niveau du prolétariat lui-même, comme il le rappellera dans l’Armée nouvelle en 1911) encore trop « internationale », car l’Internationale se doit d’être mondiale. Elle doit se mettre à l’écoute du prolétariat en mouvement pour non pas en prendre la direction, mais pour en saisir la force et la rassembler. Instance de coordination, l’Internationale doit devenir le carrefour de toutes les idées, le champ de toutes les forces socialistes encore dispersées, le pôle où se rassemble tout ce qui, dans la classe ouvrière – fondamentalement une par-delà ses diversités sociales et nationales –, est encore épars. L’Internationale doit à terme s’organiser en syndicats et partis politiques transnationaux. Le socialisme est donc bien, pour Jaurès, un phénomène international qu’il convient d’analyser comme tel, en partant de ce qu’il est d’abord : une réalité sociologique impliquée dans des contextes économiques et culturels divers au travers desquels le sens d’une unité devra être saisi par l’action des masses ; ce qui confère au socialisme une visée métapolitique de la politique, de l’unité historique ; une dimension anthropologique (transcendant les simples données sociologiques) en tant que réalisation de l’humanité.

L’action du prolétariat tout entier doit donc consister à investir l’organisation sociale de toute part en vue de la modifier de fond en comble. C’est cette action que Jaurès essaie de retrouver dans l’activité politique du prolétariat en général et déjà dans les mouvements révolutionnaires de 1789-1794.

… et une « triple inspiration »

En conclusion de sa célèbre introduction à l’Histoire socialiste Jaurès écrit : « c’est sous la triple inspiration de Marx, de Michelet et de Plutarque que nous voudrions écrire cette modeste histoire ». Ce choix est-il vraiment surprenant ?

Pour la référence à Marx, la motivation est bien connue : il s’agit de reprendre à son compte le matérialisme économique de Marx, qu’il érige ici au rang de méthode d’analyse historique. Dans sa perpétuelle tentative de conciliation de l’idéalisme et du matérialisme, Jaurès essaie de retirer ce qu’une doctrine ou une philosophie a de « bon » à ses yeux, plus du point de vue de la forme que du fond. Tel est le cas pour le matérialisme. Mais le matérialisme économique seulement, dont il s’est déjà entretenu dans sa célèbre conférence « Idéalisme et matérialisme dans la conception de l’histoire », en décembre 1894.

Ainsi, sa référence à Marx consistera une fois de plus à montrer quelles sont les causes matérielles objectives déterminant les faits et les idées sociales et politiques, les mentalités et les goûts, dans le droit fil ici de la théorie marxienne du matérialisme économique stipulant que ce sont les infrastructures qui déterminent les superstructures. Dans sa démarche historiographique résolument moderne et neuve, Jaurès va plus loin encore, du point de vue philosophique. Non seulement il a confirmé dès 1894 le matérialisme économique comme réalité objective et méthode scientifique, mais il rappelle encore une fois – sans polémiquer – qu’un idéalisme induit – et donc inavoué – pénètre la pensée matérialiste de l’histoire chez Marx, avec l’idée d’une préformation cérébrale de l’humanité :

« Marx, en une page admirable, a déclaré que jusqu’ici les sociétés humaines n’avaient été gouvernées que par la fatalité, par l’aveugle mouvement des formes économiques ; les institutions, les idées n’ont pas été l’œuvre consciente de l’homme libre, mais le reflet de l’inconsciente vie sociale dans le cerveau humain. Nous ne sommes encore, selon Marx, que dans la préhistoire. » 8

Son adhésion au matérialisme économique de Marx n’est donc pas toute nouvelle : il consacra une conférence (hélas perdue) à cette question le 9 juillet 1894 devant les étudiants collectivistes et, déjà en 1891, il avait eu une approche éminemment socio-économique dans La Question sociale (la longue première partie encore inédite de ce texte appelé La Question religieuse et le socialisme), en se préoccupant avec détail et précision des prix, des salaires et des mouvements de la production agricole et industrielle (citons par exemple le tableau du prix moyen du froment de 1756 à 1790 que dresse Jaurès, ou encore les prix de la même denrée par département en octobre 1792, dans le chapitre VIII du tome III, consacré à la situation financière et économique). Pour Jaurès, comme pour Marx, vie économique et vie sociale ne font qu’un : l’une n’a de sens et de réalité que dans son rapport avec l’autre.

Mais cette dimension ne suffit pas. Il lui faut une dimension spirituelle – un pendant idéaliste – pour penser le réel avec vérité. Cette dimension complémentaire lui est donnée par l’approche mystique, qui enrobe toute action et toute destinée humaine pas toujours explicite, mais toujours profonde. C’est chez Michelet que Jaurès ira la chercher : « Aussi notre interprétation de l’histoire sera-t-elle à la fois matérialiste avec Marx et mystique avec Michelet » 9.

Dès le début de son entreprise d’historien, Jaurès semble déjà fixé sur ses sources d’inspiration et sur sa méthode. En effet, on trouve déjà une adhésion explicite de Jaurès à la conception mystique de l’histoire de Michelet, dans un article à La Petite République du 16 juillet 1898, à l’occasion du centenaire de la naissance de « cet ardent génie » de l’histoire, juste un mois après l’engagement de Jaurès auprès de Jules Rouff. Même si Michelet n’était pas socialiste et peu ouvert aux idées montantes (comme le communisme moderne) et aux grandes luttes prolétariennes, Jaurès admire en lui son vif amour de la France, qui transcende la nation pour embrasser l’humanité : « Est-ce la France qu’il aime, ou en elle, la pensée, la liberté, le droit ? […] Chaque siècle n’est pour lui que le lieu de passage de l’esprit en mouvement, et c’est dans la direction de l’avenir qu’il faut chercher la Patrie. […] La France est pour lui partout où l’humanité est grande » 10. Son « nationalisme » n’a donc rien de commun à celui « de nos nationalistes imbéciles [qui confondent] la Patrie avec le passé » 11.

Ainsi, selon Jaurès, sans être socialiste, Michelet a – sans le savoir, bien sûr –, sinon préparé, du moins préfiguré l’esprit du socialisme qui souffle sur l’histoire humaine :

« Ce qu’il cherche, avec souffrance et joie, c’est l’Unité, l’unité de tous les hommes avec eux-mêmes, l’unité de tous les hommes avec la nature. Que les peuples et les races soient réconciliés, que l’humanité soit une. Ceux-là ont été grands dans l’histoire, qui ont rapproché les continents, préparé la fusion des esprits. » 12

Jaurès ne peut être que conquis par cet apôtre de l’unité humaine ! Mais comment Jaurès peut-il concilier Michelet et Marx ? Jaurès se pose à lui-même la question dans l’intention évidente de clarifier cette synthèse d’où il tirera sa méthode d’analyse et d’interprétation dans l’Histoire socialiste, dont il nous dévoile à demi-mot le projet :

« Comment, par quelle philosophie, se peuvent concilier cet idéalisme mystique et ce matérialisme économique ? Il n’est point possible de le rechercher ici. Mais il n’y aurait point de tentative plus féconde. A vrai dire Michelet n’a point tenté cette synthèse. Il n’a même pas poussé jusqu’au bout l’un des principes : c’est par échappées seulement qu’il révèle l’action des causes économiques : il n’a pas su comme Marx développer en une chaîne continue le mouvement et la lutte des classes. […] Le socialisme va vers l’unité, vers la réconciliation et la fusion de tous les hommes, unis entre eux et unis à la nature. Mais cette ascension de l’humanité vers l’idéal n’est pratiquement possible que par l’avènement d’une classe, le prolétariat, qui n’étant pas captive de la fausse justice capitaliste, de la fausse unité capitaliste, peut seule préparer un ordre supérieur.

Ainsi, en même temps qu’il organise la lutte révolutionnaire de la classe exploitée contre le vieux monde, le socialisme prépare, par cela même, une révolution d’idéal. Il est à la fois la grande force concrète et le grand rêve. En lui les deux tendances qui, dans Michelet, tiraillent l’humanité discordante trouvent leur accomplissement et leur accord. » 13

Il est intéressant de noter que le socialisme est présenté ici comme méthode de conciliation du mysticisme et du matérialisme économique, en plus d’être d’abord un idéal d’unité humaine et de justice. Le socialisme est à la fois la fin et le moyen de l’histoire et de l’historien. Il est frappant de constater que Jaurès semble déjà prêt à se mettre à l’ouvrage ; une histoire « socialiste » peut donc être écrite : une histoire de France ou de la Révolution française, comme chez Michelet, ou même de l’Europe. Une histoire dont l’acteur principal est le Peuple : ce personnage immortel que Michelet a vu surgir dans la Révolution française ; en tout cas, chez Jaurès, une histoire de l’esprit universel en marche vers l’unité humaine.

Mais comment Jaurès parvient-il à traduire sa méthode philosophique d’unité par conciliation en méthode politique ? Comment sa méthode métaphysique d’unité de l’être s’épanche-t-elle, dans l’Histoire socialiste, en « méthode socialiste » en gestation pour le XXe siècle ? C’est dans son analyse de la dictature du Gouvernement révolutionnaire que culmine sa réflexion sur une « méthode socialiste » à déduire implicitement de sa métaphysique et plus explicitement de la Révolution.

Dans le grand conflit qui opposa la Gironde à la Montagne, Jaurès fit preuve d’une grande impartialité, tout en ne se privant jamais de juger les événements et les hommes, comme nous l’avons dit. Libre et engagé dans ses positions politiques, Jaurès le fut tout autant dans sa méthode d’historien, puisqu’il ne se laissa jamais tenter par une interprétation contre-révolutionnaire de la Révolution, en dépit des luttes violentes qui l’opposaient alors aux socialistes « intransigeants », marxistes et blanquistes. Au contraire, il n’hésita pas à prendre à bras le corps le corpus révolutionnaire pour, à l’inverse de l’historien François Furet qui voulait en 1978 « refroidir la Révolution », en attiser les braises et raviver l’absolu de la démocratie afin de le réinjecter dans le débat politique de son époque sur la question sociale (au cœur de la politique de Robespierre, avec la question des droits sociaux et le projet d’abolition de l’esclavage) et l’État.

Jaurès prit résolument parti pour les Montagnards, donc contre les Girondins, à qui il reprochait étroitesse d’esprit, étourderie et affolement. Pour lui, les Girondins eurent tort de s’armer contre Paris – le foyer et le centre de la Révolution – et de sacrifier la grande patrie à la petite patrie locale en voulant réduire la grande France révolutionnaire à une petite France méridionale :

« L’entreprise des révolutionnaires était immense et leur base d’opération était très étroite. Ils étaient à la merci de Paris. Ce fut le grand crime de la Gironde d’avoir opposé ou tenté d’opposer les départements à Paris. Ce fut le grand crime de la Gironde d’avoir obligé Paris à intervenir par la force, le 31 mai, pour mettre un terme aux divisions insensées, à la politique de déclamation, de contention et de querelle. Si elle n’avait pas, dès l’origine, brisé l’unité révolutionnaire de la Convention, si les délégués de toute la France avaient pu délibérer fraternellement, la Révolution aurait eu une base bien plus large, et le Gouvernement révolutionnaire n’aurait pas été contraint de surveiller avec inquiétude les moindres mouvements du peuple de Paris. » 14

Saisissant l’air du temps et, à travers lui, le sens d’une évolution, Jaurès entend défendre et confirmer la « tactique révolutionnaire », car c’est toujours à la mesure de ses moyens et facteurs politiques et historiques que le terme final de l’évolution doit se dresser à l’horizon : jamais l’évolution contre la Révolution, reprenant à sa façon le concept marxien d’» évolution révolutionnaire » lui permettant aussi, dès 1898, de penser sa méthode gradualiste (réformisme révolutionnaire) de dépassement du capitalisme par la propriété sociale.

La méthode ontologique d’unité de l’être s’épanche ici en méthode axiologique et politique. Une méthode propédeutique à l’action, où il convient de préparer le prolétariat à son émancipation. En effet, Jaurès ne pense pas que la révolution viendra d’un coup d’éclat rapide et brutal déclenché par un niveau extrême de misère. Il pense au contraire qu’elle doit se préparer méthodiquement avec un prolétariat organisé et évolué, c’est-à-dire par l’action graduelle et l’appui des classes moyennes. La tactique politique rejoint alors l’analyse du développement de la société ; ce qui conduit Jaurès à ne pas « faire aucune différence entre les différents partis bourgeois qui se succèdent. […] c’est le devoir du prolétariat socialiste de marcher avec celle des fractions bourgeoises qui ne veut pas revenir en arrière » 15.

Ainsi est consacrée l’idée de coalition gouvernementale dans une stratégie de collaboration de classes. Mais c’est aussi une méthode d’anticipation de l’ordre à venir que Jaurès entend mettre en œuvre, en instillant des germes d’organisation socialiste dans le mode actuel de production capitaliste.

Après l’épreuve « éducatrice » de l’affaire Dreyfus – cette expérience de maturation politique du prolétariat grandeur nature –, Jaurès peut affirmer que « le prolétariat a doublement rempli son devoir envers lui-même. Et c’est parce que dans cette bataille le prolétariat a rempli son devoir envers lui-même, envers la civilisation et l’humanité ; c’est parce qu’il a poussé si haut son action de classe, qu’au lieu d’avoir, comme le disait Louis Blanc, la bourgeoisie pour tutrice, c’est lui qui est devenu dans cette crise le tuteur des libertés bourgeoises que la bourgeoisie était incapable de défendre ; c’est parce que le prolétariat a joué un rôle décisif dans ce grand drame social que la participation directe d’un socialiste à un ministère bourgeois a été rendue possible [allusion à la présence d’Alexandre Millerand au gouvernement Waldeck-Rousseau depuis 1899 et jusqu’en 1902] » 16.

Puisque la Révolution doit épouser le sens de l’évolution comme pour se réaliser « naturellement », comment Jaurès se situe-t-il par rapport à la tactique révolutionnaire du Comité de salut public ?

Jaurès a choisi son camp : le camp de Robespierre parce qu’il incarne le mieux, à ses yeux, l’âme même de la Révolution et l’esprit démocratique le plus vrai de nature à pouvoir annoncer l’évolution à venir du socialisme :

« La vraie pensée de Robespierre, c’est que la Révolution ne pouvait être sauvée que par la force d’un gouvernement révolutionnaire, s’appuyant à la Convention, mais réalisant la concentration de toutes les forces de combat. Dissoudre ou affaiblir la Convention, dissoudre ou affaiblir le Comité de salut public est donc un crime inexpiable contre la Révolution : c’est la livrer à l’anarchie, c’est-à-dire à l’ennemi. » 17

Et l’ennemi est la royauté ; le roi étant déjà mort, c’est toute opposition qui est jugée indésirable et suspecte, considérée même par Saint-Just comme un attentat à l’ordre public et à l’unité de l’État ! Danton devient alors suspect. Bien que reconnaissant l’excès de l’accusation, Jaurès suit la mouvance révolutionnaire du moment, comme si la force irrésistible et nécessaire de son évolution dût couvrir tous les excès et pardonner tous les crimes. Mais Jaurès comprend sans approuver ; il essaie d’entrer dans la logique de la Terreur pour comprendre ce qui pouvait alors hâter la marche de la justice révolutionnaire, dans ce rêve insensé où « l’excès de Terreur devait conduire à l’abolition de la Terreur » !

Mais, face à ce tourbillon de la mort, Jaurès semble faire prévaloir les faits a posteriori sur les principes. Les circonstances et situations étant ce qu’elles sont, il faut privilégier le pragmatisme et ainsi placer les actions collectives au-dessus des destins et intérêts individuels. Le conflit entre Girondins et Montagnards a permis à Jaurès de cerner les limites de l’interprétation de la lutte politique comme manifestation de la lutte de classe : fille en même temps de la misère et de la prospérité, la Révolution traduit l’ascension économique, sociale et politique de la bourgeoisie et la lutte des opprimés pour une société de justice par l’égalité des droits et des devoirs.

En soutenant Robespierre et le Comité de salut public, Jaurès ne voit-il pas dans le jacobinisme le moyen de concilier la dictature du prolétariat et l’instauration durable de la démocratie, comme l’a pensé Marx vers 1848-1849 ? Jaurès prétend s’inspirer de Marx dans cette étude, en reprenant son matérialisme économique. Mais s’en inspire-t-il aussi du point de vue des formes politiques de la révolution ? Jaurès connaît bien l’œuvre de Marx et a bien sûr lu ses écrits politiques (et ceux d’Engels) sur la Révolution de 1848 et ensuite sur la Commune. Et, même si le concept de dictature du prolétariat – apparu peu avant 1850 et de sens très variables et déjà présent chez Saint-Simon – est absent de la Guerre civile en France, il se situe au cœur de la réflexion marx-engelsienne sur la démocratie et sur les formes de transition au socialisme.

Jaurès plus engelsien que marxien ? Il y a de quoi le penser, même si Jaurès ne pense pas l’État comme un État de classe. Mais il peut souscrire à cette idée de dictature du prolétariat compatible avec une ou plusieurs formes démocratiques et avec une voie légale et pacifique. Mais comment cette conciliation entre dictature du prolétariat et démocratie se réalise-t-elle et réalise-t-elle le socialisme ?

Il semble que le concept de « révolution permanente » chez Marx et Engels permette de répondre et trouve un écho chez Jaurès. La révolution permanente est le processus par lequel la République démocratique participative se transmue en socialis

me. Elle est ce processus historique de destruction de fond en comble des anciennes institutions pour instaurer la pleine souveraineté du peuple et de nouvelles institutions. Il s’agit de tuer le vieux tout en faisant naître le neuf, sans écart, sans vide critique, entre le régime ancien et le régime nouveau à instaurer. Avec l’usage de la violence insurrectionnelle et armée, cet écart existerait. Comment s’assurer de cette mutation-transition progressive et continue de la République en socialisme ? Par une révolution du régime de la propriété, chez Jaurès plus que jamais ! Ce concept marx-engelsien de révolution permanente (emprunté à la Révolution française) se traduit chez les Jacobins par une radicalisation sociale de la révolution démocratique (la Constitution du 24 juin 1793, la plus démocratique que la France ait connue). Marx étudia de près la radicalisation sociale de la révolution de 1848 (avec la question du droit au travail) et de la Commune de Paris.

Réinvestissant les concepts marxiens dans l’étude de la Révolution, Jaurès a pu tirer des leçons de ces analyses pour sa propre réflexion politique en pleine évolution, mais aussi pour sa conception sur la nature de la révolution démocratique, à l’aune de ce concept de « révolution permanente ». Jaurès a pu aussi affiner sa position vis-à-vis de Marx et de sa théorie politique du pouvoir, de l’État, de la démocratie et de la révolution. Mais il a pu d’abord mûrir sa réflexion personnelle sur la Révolution française, en général, et sur la dictature jacobine en particulier. Pour Jaurès, révolution démocratique et révolution socialiste sont intimement liées car la seconde est contenue dans la première en laquelle elle se déploie : c’est parce que « la Révolution française contient le socialisme tout entier » que le socialisme est « la République menée jusqu’au bout » et « le maximum de démocratie ». L’une est l’autre et lui ouvre la voie d’emblée parce que l’idée de révolution permanente suppose un enchaînement des deux révolutions et non leur séparation en étapes successives. La seconde est la vérité effective de la première. Ainsi la révolution politique est d’emblée révolution sociale ; la démocratie s’inscrit déjà dans un processus de passage, de transition vers le socialisme dans l’unité et la continuité du mouvement révolutionnaire : selon Jaurès, même bourgeoise, la Révolution est démocratique en son fond, et sa direction sera assurée par le prolétariat, allié à la bourgeoisie libérale. Fidèle à l’idée de révolution permanente, Jaurès pense que la Révolution est donc une et d’un seul métal, à la fois démocratique et socialiste dans ses fins et dans son essence, mais il pense malgré tout que, en transposant le débat à son époque et dans l’avenir, c’est par étapes que se réalisera le socialisme en tant qu’achèvement de la grande Révolution.

Jaurès reste donc résolument attaché à la démocratie comme principe, c’est-à-dire à la souveraineté du peuple, fondée sur la volonté générale, base commune sur laquelle le législateur doit légiférer. Mais, dans le cas qui nous occupe, le Comité de salut public fonde-t-il en raison sa légitimité juridique et politique ? Ni magistrat ni souverain, le législateur doit d’abord construire l’État et non procéder à partir de lui. Il est donc hors de la Constitution et antérieur à elle, comme le fait remarquer Rousseau dans le Contrat social (II, 7). Le législateur est-il alors un dictateur ? Il semble que non, car la dictature est une suspension de la situation juridique existante prévue par la Constitution. Il n’est pas non plus un commissaire, mais celui qui ne fait qu’élaborer des projets de lois sages que le peuple devra ratifier par ses suffrages libres. Et ce n’est que si ces projets s’identifient à la décision du peuple que l’on peut dire que le législateur est la volonté générale, comme le rappelle Rousseau.

Or n’avons-nous pas affaire à une « dictature souveraine » avec la proclamation par la Convention du gouvernement provisoire en gouvernement « révolutionnaire », le 10 octobre 1793 ? Cette décision fut prise en raison de l’état de guerre aux frontières et du mouvement contre-révolutionnaire intérieur – essentiellement en Vendée –, suspendant ainsi la Constitution de juin 1793 (d’ailleurs jamais entrée en vigueur) et proclamant le gouvernement de la France « révolutionnaire » jusqu’à la paix.

« Révolutionnaire » devient alors quasiment synonyme de dictature

car le terme « révolutionnaire » désigne une situation exceptionnelle, dans laquelle des circonstances extraordinaires conduisent à s’écarter des principes légaux et démocratiques. Le Comité de salut public a-t-il été une dictature ? Il ne réunit pas en lui les pouvoirs législatif et exécutif. Cette dictature ne fut pas une « vraie » dictature, car il s’agit d’une nation d’hommes libres et éclairés qui exerce la dictature sur elle-même. Il ne peut donc y avoir qu’une dictature « à l’ancienne » – c’est-à-dire de commission 18 (du type de celle de la République romaine : institution qui donne au dictateur-commis désigné par le Sénat la mission de rétablir l’ordre républicain et de sauvegarder la liberté, sans changer la Constitution, dans un temps limité à six mois) – et non « souveraine », car une dictature souveraine n’en est pas une, du fait qu’elle n’est que souveraineté de la nation sur elle-même au nom du peuple qui la personnifie, pouvoir constituant tendant à transformer le peuple en organe de l’État. Mais quelle est la sémantique politique de cette symbolique ?

Qui était donc le sujet de la dictature souveraine contenue dans le Gouvernement révolutionnaire de la France de 1793-1794 ? Cette question du sujet renvoie d’emblée à celle de l’effectivité du pouvoir de la représentation et de la représentation comme pouvoir effectif et, par elle, du statut du souverain comme seul acteur de la scène politique. Mais qui est l’auteur de ce que le souverain « acte » ? Est-ce le peuple ? Autrement dit, en suspendant les lois, le dictateur (qui fait de la dictature un pouvoir constituant) peut-il vraiment prétendre agir, parler au nom du peuple ? Le peuple est-il toujours l’auteur de l’acteur dictateur ou bien est-ce le dictateur qui s’autodésigne comme l’auteur/acteur qui se fait peuple à lui tout seul ?

Le peuple n’existe que dans et par son représentant, et n’est [le] représenté que par lui en tant qu’image représentante. L’effectivité du pouvoir constituant qu’est la dictature du représentant constitue l’effectivité du peuple en ce qu’il en est la représentation constituante : une « forme formatrice » en ce qu’elle donne forme à ce qui est représenté. Si ce pouvoir constituant – et le dictateur représentant – n’est pas le peuple, il en représente l’unité fictive ; il devient le peuple symboliquement. C’est en son nom que le dictateur parle ; acteur effectif et auteur réel d’une réalité invisible qu’est la nation, personnification d’une Volonté du peuple ramenée à l’idée d’unité-totalité invisible à laquelle le pouvoir constituant donne chair par le fait et l’acte même de sa représentation. Le dictateur, figure représentative du pouvoir constituant uni-total, est alors la nation visible, et la nation le dictateur invisible. Le peuple un et indivisible est donc posé comme un dans la figuration du représentant. Le représenté est donc le sujet fictif (parce que symbolisé) de la figuration représentative, et le figuré est l’objet réel de la représentation autoconstituée. Le peuple est sujet passif du pouvoir constituant, et le dictateur est l’objet-sujet actif de ce même pouvoir, qui n’est nullement représentation d’un modèle déjà constitué, mais présentation constitutive, position, donation positive d’une réalité niée. Si le peuple est souverain en droit par la nation, il l’est aussi de fait, mais passivement, par le dictateur qui la personnifie.

Quelle a donc été la position de Jaurès vis-à-vis de la dictature souveraine du Comité de salut public comme méthode politique d’action révolutionnaire ? Il ne l’expose jamais ouvertement mais elle peut se déduire des jugements qu’il porte sur les événements qu’il s’efforce sans cesse d’interroger au fil de ses pages émaillées de longues citations d’archives qu’il reproduit dans un souci avant tout pédagogique, du fait du difficile accès de ces sources documentaires au grand public.

Dans sa visée d’emblée universelle et démocratique de la Révolution française en particulier et de l’action politique en général, Jaurès ne peut a priori que réprouver de telles méthodes et pratiques, condamnant par principe tout recours à la violence. Cependant, au-delà de ses principes, Jaurès tient compte des circonstances. Certes, si Robespierre n’a pas représenté le peuple à lui tout seul, il l’a incarné en représentant, à un moment, toute l’âme de la Révolution : en juin 1793, il est l’homme du moment. Pour Jaurès, « la Constitution de 1793 répondait bien aux conditions vitales de la Révolution, à la réalité politique et sociale de la France nouvelle. Tout ce qui s’éloigne d’elle, dans les constitutions plus modernes, est ou une concession à l’esprit de défiance conservatrice et de privilège, ou un reste des habitudes monarchiques. Elle est le type de la démocratie française ; en s’y ralliant, Robespierre réservait tout l’avenir, toutes les possibilités du développement social. Et il sauvait le présent » 19.

Les circonstances sont grosses des enjeux forts de l’avenir, et leur contingence – fût-elle pleine de violence – ne vaut que par les nécessités historiques qu’elles contiennent : la violence possède parfois ses justifications ; il faut, là aussi, faire de nécessité vertu.

Jamais Jaurès ne dit donc ouvertement qu’il soutient la Terreur ; il en explique les conditions de possibilité et la nécessité historique a posteriori au nom d’un « réalisme politique », d’un pragmatisme qui ne perd jamais de vue l’horizon de l’idéal. Non, il n’y a pas d’idéal de violence chez Jaurès, mais l’idée qu’elle a été objectivement nécessaire pour sauver l’essentiel de la Révolution. La violence n’est donc pas un modèle, un principe d’action ; elle n’est en rien fondatrice, mais seulement supplétive, si nécessaire : selon les circonstances sûrement atténuantes pour l’historien certes critique, mais distancié – et averti des issues encore inconnues parce que futures pour les acteurs –, qui pense malgré tout les fins à l’aune des moyens.

Le mal n’est alors qu’un moindre mal, mais qui, chez Jaurès, ne se substituerait pas à un idéal inaccessible. Au contraire, l’idéal révolutionnaire universel passe parfois par les chemins de traverse du mal relatif, telle une sorte de démodicée qui justifierait la violence de la Terreur comme circonstance dont les causes contingentes (intérieures avec l’insurrection fédéraliste, la guerre de Vendée, la Chouannerie, et extérieures avec les déclarations de guerre aux rois d’Europe) produiraient les nécessaires effets de la Terreur comme moyen ultime pour sauver la Révolution. Le « bien » résulterait donc d’une lutte contre la « mal » fondamental par un « mal » formel.

Préfigurant les révolutions du XXe siècle plus que celles du XIXe, la Révolution française pose déjà le problème du totalitarisme entendu par Carl Schmitt comme État total en tant qu’État contemporain, de type administratif, ayant réalisé l’identité État-société en passant par l’État neutre du XIXe siècle libéral. Dès l’aube du XXe siècle, Jaurès ne peut que s’inscrire en faux d’emblée face à cette conception de la dictature – et sous toutes ses formes possibles – et du type d’État qu’elle engendre. Pour lui, en homme encore du XIXe siècle, la grande question est la « question sociale », et l’idée de dictature du prolétariat – même passagère – ne saurait constituer un moyen décent ni efficace d’abolir la propriété privée. Point de théorie de la dictature du prolétariat ou souveraine ou autre – achevée ou même esquissée – chez Jaurès. Celui-ci veut comprendre les circonstances et il interroge les faits et situations, leurs enchaînements, parce qu’il s’interroge par la même occasion sur la tactique révolutionnaire et sur un processus historique à traduire en méthode politique pour l’avenir socialiste, le tout dans le cadre républicain tenant lieu, au fond, de dictature du prolétariat.

Alors, que penser des moyens à mettre en œuvre pour réaliser la révolution sociale de la propriété et du travail ? La dictature souveraine du prolétariat ne pourrait-elle pas être la forme extrême de la transition au socialisme, fût-elle subordonnée au système démocratique, source première d’une démocratie substantielle ?

L’importance de la question sociale en 1793 fit prendre à Jaurès une position nuancée sur le plan politique : contrepour la politique sociale de Robespierre, promesse d’égalité et absolu de démocratie. la dictature du Comité de salut public et le régime de Terreur plus sur le principe que sur les motifs et enjeux du moment ; mais

Comment Jaurès parvint-il à concilier ces deux positions sans s’écarteler et à ne pas adhérer malgré lui à la figure de la Terreur ? La transformation de la Terreur en moyen de gouvernement (exécution des hébertistes et des indulgents) avec la « Grande Terreur » affirma l’idée d’une souveraineté populaire, absolue et indivisible. Jamais coextensive à la Révolution, la Terreur participa d’une volonté de régénération et de rétablissement de l’unité du peuple, après l’élimination de tous les complots. C’est cela que Jaurès salue dans l’action de Robespierre : sa lucidité face aux enjeux fondamentaux du moment et de l’avenir, en dépit de l’horreur des moyens mis en œuvre, comme si une rationalité historique se déployait, toujours sinon justifiable du moins compréhensible a posteriori et dont les fins expliqueraient les moyens.

Si excessive, condamnable et regrettable qu’ait été la Terreur, il semble qu’elle ne tient pas, pour Jaurès, à une idéologie, mais à des circonstances : sa logique constitua une manière de réagir aux massacres de septembre 1792 (première Terreur), alors que la logique de Robespierre était plutôt de gérer les passions humaines ; le mal venant, selon lui (et dans un élan tout rousseauiste et tout imprégné aussi des idées de Montesquieu) du gouvernement et non du peuple. Libérer le peuple en combattant les tyrans, les factieux et autres accapareurs, intrigants et corrompus, ne semble pas devoir être retenu par Jaurès (tout comme Louis Blanc, dans le tome X, chapitre 1er du Livre XI de son Histoire de la Révolution française) comme substance même du gouvernement révolutionnaire et de l’œuvre de Robespierre.

Si la Terreur a pu inspirer les totalitarismes du XXe siècle, a-t-elle conduit le régime de Robespierre au totalitarisme ? On peut en douter quant à ses principes, car tout régime « totalitaire » se caractérisant par la toute puissance de l’exécutif contre le législatif, il n’est donc pas convenu de dire que la France de 1793 fut totalitaire parce qu’on assista au contraire à l’invention d’une souveraineté populaire, voulant rompre vraiment avec le régime censitaire et l’esclavagisme, toujours légaux et reconduits en 1790-1791.

C’est le Robespierre de la question sociale qui retient l’attention de Jaurès ; c’est l’universaliste passionné par le droit naturel, qui refusa que l’homme fût sacrifiable indépendamment du droit positif. C’est le politique en quête d’un élan et d’un souffle collectifs et individuels pour répondre aux inquiétudes métaphysiques et morales nées avec le XVIIIe siècle que Jaurès salue en Robespierre : le doute face à l’au-delà, les buts de la vie, le bonheur à inventer, etc.

Ainsi l’Humanité est bien la figure politique à constituer à travers les relations entre peuples, nations, individus (citons les divers Traités de Paix perpétuelle de Rousseau et de Kant) et à travers une conception active et souveraine de la citoyenneté, où les Droits de l’Homme étaient alors aussi les Droits du Citoyen.

Sur quelles questions Jaurès a-t-il mûri, à l’occasion de son énorme travail d’historien ? Qu’a-t-il retenu de cette expérience pour son action politique à venir ?

Jaurès a puisé un nouveau souffle dans son Histoire socialiste. Un souffle personnel et politique pour le socialisme, la République et l’État. N’oublions pas que Jaurès a accompli sa tâche d’historien de la Révolution française sans jamais rompre avec sa vie militante (bien que n’étant plus député depuis mai 1898). C’est donc en pleine action politique que Jaurès a rédigé cette histoire, à une période qui fut peut-être la plus chargée de sa vie politique : période de l’affaire Dreyfus et de la lutte contre les nationalistes, de la lutte pour la laïcité, la démocratie, les réformes sociales (l’affaire Millerand et son entrée dans le cabinet Waldeck-Rousseau, puis le soutien au ministère Combes) :

« C’est en pleine lutte que j’ai écrit cette longue histoire de la Révolution jusqu’au 9 thermidor : lutte contre les ennemis du socialisme, de la République et de la démocratie ; lutte entre les socialistes eux-mêmes sur la meilleure méthode d’action et de combat. Et plus j’avançais dans mon travail sous les feux croisés de cette bataille, plus s’animait ma conviction que la démocratie est, pour le prolétariat, une grande conquête. » 20

On voit là se profiler l’idée d’une méthode d’action politique enveloppée dans la méthode d’analyse historique. Au terme de son travail, Jaurès pense plus que jamais à traduire dans l’action politique présente les fruits de l’étude de notre passé fondateur. C’est ce qui est perceptible dans sa Conclusion sur « le bilan social du XIXe siècle », paru en 1908 à la fin du volume XII de l’édition Rouff, comme nous l’avons déjà signalé plus haut. Un bilan qui tient lieu d’enseignement politique pour guider l’action future :

« En fait, la Révolution française a abouti. Ce qu’il y avait en elle de plus hardi et de plus généreux a triomphé. Deux traits caractérisent le mouvement politique et social de la France depuis 1789 jusqu’au début du XXe siècle. C’est d’abord l’avènement de la pleine démocratie politique. Tous les compromis monarchiques ont été balayés ; toutes les combinaisons de monarchie traditionnelle et de souveraineté populaire ont été écartées ; toutes les contrefaçons césariennes ont été rejetées. La Constitution mixte de 1791 a sombré dans l’imbécillité et dans la trahison royales. La monarchie restaurée de 1815 s’est perdue par son étroitesse d’esprit. La monarchie censitaire de 1830 a révélé l’incapacité de la bourgeoisie française à gouverner seule, parce qu’elle ne peut se défendre contre les forces subsistantes du passé sans faire appel aux forces de l’avenir. Deux fois la démocratie napoléonienne a été engloutie dans le désastre, et maintenant, sous la forme républicaine, c’est bien le peuple qui gouverne par le suffrage universel. Il dépend de lui de conquérir le pouvoir. Ou plutôt il l’a déjà conquis, puisque aucune force ne peut faire échec à sa volonté légalement exprimée. Mais il ne sait pas l’employer vigoureusement à sa pleine émancipation économique. Les millions de travailleurs, ouvriers ou paysans, ne sont plus théoriquement des citoyens passifs. Ils le sont restés trop souvent encore par la résignation aux vieilles servitudes, par l’indifférence à l’idée nouvelle qui les affranchira. Mais c’est déjà chose immense qu’il suffise d’un progrès d’éducation du prolétariat pour que sa souveraineté formelle devienne une souveraineté substantielle. » 21

Jaurès pense que la Révolution doit se préparer méthodiquement avec un prolétariat organisé et évolué, c’est-à-dire par l’action graduelle et l’appui des classes moyennes. Jaurès commençait déjà en 1893 à laisser supposer l’idée d’une collaboration de classes, en groupant « autour du prolétariat quelques-unes des consciences les plus nobles et les plus hardies de la bourgeoisie et ainsi adoucir l’évolution, ménager les transitions, amortir les chocs » 22. Désormais, cette tactique devient une stratégie au fondement d’une méthode révolutionnaire de l’évolution historique. La « méthode socialiste » que recherche Jaurès est celle d’une évolution révolutionnaire pour théoriser une pratique réformiste de préparation graduelle du prolétariat à son auto-émancipation que sera la révolution sociale à venir.

L’exemple de Robespierre et de son idée de coalition politique entre bourgeois « avancés » et sans-culottes a fait école. En 1908, Jaurès a déjà bien assimilé cette méthode d’action qu’il a su exprimer dans plusieurs discours décisifs sur la méthode socialiste en 1900 et 1901 (sur « Bernstein et l’évolution de la méthode socialiste », le 10 février 1900 ; sur « les deux méthodes », face à Guesde à Lille, le 16 novembre 1900 ; dans la lettre-préface « Question de méthode » aux Cahiers de la Quinzaine de Péguy, le 17 novembre 1901).

À l’épreuve des faits étudiés et des faits vécus, Jaurès pense, deux ans avant la rédaction de l’Armée nouvelle, que le socialisme, issu de la grande Révolution, a été tout entier dans la démocratie et au-dessus d’elle, et que le prolétariat français, qui a créé cette démocratie, devra la diriger en la dépassant dans et par le socialisme.

Pour cela, la méthode d’action se doit d’être tirée de celle adoptée par le socialisme durant tout le XIXe siècle ; une méthode qui s’inspire de tous les courants du socialisme, comme pour signifier en 1908 que l’unité de tous les socialistes – déjà réalisée en 1905 et dont Jaurès a été l’artisan essentiel – semble procéder d’un processus nécessaire immanent à l’histoire.

Notes
1Un livre sur l’histoire de cette fameuse Commission dissoute par arrêté ministériel, le 11 février 2000, est paru fin 2002 : Héritages de la Révolution française à la lumière de Jaurès, Christine Peyrard et Michel Vovelle (dir.), Publications de l’Université de Provence.
2Jean Jaurès, « Le socialisme français », Cosmopolis, Revue internationale, n° 25, janvier 1898, t. IX, p. 107.
3Histoire socialiste de la Révolution française, Paris, Messidor/Éditions sociales, 1968-1973, (7 vol.), édition revue et corrigée par Albert Soboul, préface d’Ernest Labrousse, Introduction, t. I, p. 65.
4Jean Jaurès, « La jeunesse démocratique », La Dépêche de Toulouse, article du 2 mai 1893, dans Études socialistes I 1888-1897, Éditions Rieder, 1931, p. 138.
5Ce texte parut en 1908 aux pages 307-312 du volume XII consacré à la Troisième République. Jaurès avait signé un contrat avec Jules Rouff prévoyant une extension de cette réflexion finale en un volume entier. Hélas, Jaurès n’eut pas assez de temps pour honorer ce contrat. La Société d’études jaurésiennes (SEJ) l’a reproduit in extenso dans son Bulletin n° 77 (avril-juin 1980), pp. 3-7.
6H.S.R.F., t. Ier : « La Constituante », p. VII.
7À ce titre, l’H.S.R.F. constitue aussi une sorte de tentative, d’amorce d’une histoire sociale comme pédagogie de l’action socialiste, en partant du particulier au général, en analysant sociologiquement les structures populaires, les rapports sociaux, les mentalités et opinions des masses paysannes et citadines (ouvrières et bourgeoises), les conditions socio-économiques et leurs effets sur le mouvement social et celui des idées. Une histoire sociale du socialisme, en somme, qui s’ouvre sur l’Europe et s’invite à la table des débats de la Deuxième Internationale.
8Ibid., Introduction, p. 67.
9Ibid., p. 66.
10Jean Jaurès : « Michelet et le socialisme », La Petite République du 16 juillet 1898, dans ESI, op. cit., pp. 67-68.
11Ibid., p. 67.
12Ibid., p. 68.
13Ibid., pp. 69-70.
14H.S.R.F., t. VI, Chapitre IV : « La lutte contre les factions » – La faction de Danton, p. 385.
15« Les deux méthodes », conférence du 16 novembre 1900 opposant Jaurès à Jules Guesde à l’hippodrome de Lille, dans Études socialistes II, p. 195.
16Ibid., p. 199.
17HSRF, t. IV, Chapitre III : « Le mouvement populaire et la dictature de salut public (été 1793) » – Robespierre et la dictature révolutionnaire, p. 280.
18Nous reprenons la distinction utilisée par Carl Schmitt dans La Dictature (1923, rééditée par Seuil en 2000) : pour lui, contrairement à la « dictature de commission » de la République romaine, la « dictature thermidorienne » fut une « dictature souveraine » en ce qu’elle fut fondatrice d’une souveraineté politique du peuple. Une « dictature démocratique » comme moyen ultime pour fonder, refonder, voire même sauver la démocratie lorsque, en certaines circonstances, cette dernière est jugée en péril.
19H.S.R.F., t. VI, Chapitre II : « La politique montagnarde de conciliation (juin-juillet 1793) » – La Constitution montagnarde, p. 159.
20Ibid., Chapitre VI, – Démocratie et socialisme, p. 453.
21« Le bilan social du XIXe siècle », Conclusion de l’H.S.R.F., dans Bulletin SEJ, n° 77 (avril-juin 1980), p. 4.
22Jean Jaurès, « Collectivisme », article de La Dépêche de Toulouse du 25 septembre 1893, dans ESI, pp.160-161.


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21 mars 2009 6 21 /03 /mars /2009 10:03

Sur changement de société.
ANGOLA, PLAYA GIRÓN AFRICAIN,

Puisque j’ai commencé à vous parler d’Henry Kissinger de ses méfaits et que je vous ai dis que non seulement il avait été battu au Vietnam mais que sa plus belle défaite avait été l’Angola. Je vous ai laissé entendre qu’il s’était heurté au plus grand des stratéges contemporains, à savoir fidel Castro, maisFidel me reprocherait une telle présentation,il a toujours insisté sur le fait que ce qui faisait gagner les batailles à une dirigeant militaire ou politique était sa capacité à être en symbiose avec le peuple. Laisson lui la parole dans ce discours prononcé le 19 avril 1976 pour la célébration de la bataille de Giron (la baie des cochons,la deuxième partie est l’historique et le commentaire sur la guerre de libération de l’Afrique, Cuba et l’Angola, on y voit le rôle de Kissinger et les limites de cette pseudo intelligence. Vous remarquerez que Kissinger a une constante, s’il a perdu au Vietnam c’est faute d’avoir assez de troupes, ce qui le pousse de conseiller à Bush d’en exiger toujours plus en irak, c’est un manipulateur médiatique mais les peuples c’est autre chose que les plateaux de télé ou les éditoriaux complaisants. Ecoutez ce que dit Fidel c’est d’une brulante actualité, comme kl’était le discours du Che à la tricontinentale parce que ce qui nous paraît trés long au regard de l’histoire ne l’est pas… je tente une pédagogie, faire une sorte de puzzle dans lequel la référence historique vient éclairer à sa manière l’actualité:  Kissinger propose un scénario et le forum qui vient de se tenir à Belem en propose un autre, qui est Kissinger, que lui opposer ? Voilà, mais pour cela il faut avoir le couragte de lire, de réflechir, comme le dit le forum le secret est dans l’éducation, l’auto-organisation, celle de l’expérience des luttes, des traditions de chacun, mais aussi d’une culture révolutionnaire…


Il y a juste quinze ans, à cette heure précise, les derniers échos de la bataille qui déjouait une des actions les plus sinistres et les plus traîtresses de l’impérialisme yankee contre un peuple d’Amérique latine, ne s’étaient pas encore éteints.
Girón est passé à l’histoire comme la première défaite de cet impérialisme sur ce continent.
Il serait totalement vain de chercher le moindre principe éthique dans un système dont toutes les actions sont marquées du sceau de l’exploitation, du pillage, de la fourberie et du crime.
Toute l’histoire des Etats-Unis d’Amérique par rapport aux peuples latins de ce continent, depuis qu’ils ont enlevé au Mexique plus de la moitié de son territoire jusqu’à l’organisation de leur coup d’Etat criminel et fasciste au Chili qui a abouti à l’assassinat de son président illustre, révolutionnaire et digne, Salvador Allende, en passant par l’occupation de l’isthme de Panama, les interventions armées sordides et pirates dans de nombreux pays d’Amérique centrale et des Caraïbes, l’assassinat de Sandino et le débarquement en République dominicaine de l’infanterie de marine yankee pour liquider la révolution de Francisco Caamaño, toute cette histoire porte la même empreinte d’omnipotence, de fourberie, de trahison et de violence.
C’est grâce à ces menées perfides que les Etats-Unis se sont emparés des richesses de toute l’Amérique, ont imposé à nos peuples un système d’exploitation impitoyable et ont instauré ici, avant n’importe quelle autre région du monde, les méthodes de domination néocolonialistes.
Tout ce qui a trait à l’épisode de Giron a été fourberie, violation flagrante du droit international, perfidie et crime. La ténébreuse CIA a dépensé des dizaines de millions de pesos pour recruter, entraîner et équiper des mercenaires: latifundiaires, bourgeois, vendus, criminels de guerre, toxicomanes, vulgaires délinquants et lumpens. Sa stratégie s’est doublée de plans horrifiants d’assassinats de dirigeants de la Révolution cubaine, en vue de quoi elle n’a pas hésité à faire appel à des chefs notoires de la mafia, à des bactéries, à des explosifs et aux méthodes criminelles les plus sophistiquées. Des dizaines d’agents et des milliers d’armes ont été préalablement introduits dans notre pays, par avion ou par bateau, à toute heure du jour et de la nuit. Leurs bases d’entraînement ont été installées dans un Etat d’Amérique centrale, et les points d’embarquement et les aérodromes dans un autre.

Le 15 avril 1961, par une aube tranquille et sans nuages, des bombardiers yankees peints aux insignes cubains ont attaqué les bases de nos forces aériennes, constituées par quelques rares avions, vieillots et mal en point, et par seulement une demi-douzaine de pilotes. Le représentant des Etats-Unis auprès des Nations unies y déclarait avec un cynisme sans égal que ces avions faisaient partie de nos forces aériennes qui s’étaient soulevées.

Tout s’est déroulé avec le silence complice et bien souvent la collaboration de la majorité des gouvernements latino-américains, avec l’approbation et l’appui de cette OEA immonde et répugnante. Jamais dans l’histoire de notre continent, on n’avait fait preuve de tant de corruption, de cynisme, de lâcheté, d’immoralité et de forfaiture pour réaliser une action militaire et politique. Voilà ce que symbolise l’attaque mercenaire de la Baie des Cochons.

Aujourd’hui, on connaît en détail tous ces faits, y compris grâce aux révélations des auteurs et des participants directs. L’histoire de l’impérialisme s’écrit ainsi, sans que celui-ci et ses misérables complices, malgré les confessions opportunistes auxquelles ils se voient contraints, cherchent en quoi que ce soit à s’amender. Girón, Watergate, le prétendu incident du golfe du Tonkin, les plans d’assassinats de dirigeants étrangers, la déstabilisation des gouvernementsréalisée par la CIA, les coups d’Etats fascistes, les pratiques universelles de corruption de gouvernants et de fonctionnaires instaurées par les grands monopoles yankees et d’autres faits de même nature, que l’opinion mondiale connaît aujourd’hui, prouvent que de telles pratiques continueront tant que l’impérialisme existera.
Les Etats-Unis ont quadrillé le monde entier d’un système de pactes militaires, de bases d’agression, de centres de corruption, de subornation, de propagande subversive et d’espionnage, d’actions ouvertes ou dissimulées, de terreur et de menaces, dont l’impérialisme ne saurait se passer en vertu de sa nature rapace et exploiteuse. Les Etats-Unis dépensent aujourd’hui plus de 120 milliards de dollars dans ces institutions de guerre, d’agression, d’espionnage et de subornation, soit le double de tous les budgets publics réunis des pays latino-américains.

L’expérience démontre toutefois que l’impérialisme ne peut arrêter la marche victorieuse des peuples en dépit de ces ressources fabuleuses mises au service de la réaction, de la subversion et du crime. Girón, le Viet-Nam, le Laos, le Cambodge, la Guinée-Bissau, le Mozambique, l’Angola et d’autres exemples semblables sont des preuves irréfutables de cette vérité.

Tantôt l’impérialisme arrête le processus de libération dans certains pays, comme au Chili ; tantôt il fomente des coups d’Etat ou pousse certains gouvernements à la trahison, soit pour écraser les révolutionnaires d’un pays donné, soit pour diviser les forces progressistes, comme on peut le voir au sein du mouvement nationaliste arabe. Tous ceux qui, au coeur même du mouvement révolutionnaire, trahissent les principes de l’internationalisme prolétarien par vanité, par inconsistance idéologique, par ambitions personnelles ou par simple décadence et sénilité, comme dans le cas de la clique orgueilleuse et démente qui régit les destinées de la Chine, ceux-là font impudemment le jeu de cette stratégie. Mais ces succès de l’impérialisme sont absolument passagers. Aucune politique impérialiste, aucune lâcheté, aucune trahison nepourra arrêter la marche inexorable de l’histoire et la victoire des idées révolutionnaires.

Aucune oeuvre humaine n’est parfaite, pas plus d’ailleurs que les révolutions faites par les hommes avec leurs limitations et leurs imperfections.

La marche de l’humanité vers l’avenir doit nécessairement passer par des expériences douloureuses, mais cet avenir appartient aux principes, à la solidarité révolutionnaire entre les peuples, au socialisme, au marxisme-léninisme et à l’internationalisme .

Cette option entre le passé et le futur, entre la réaction et le progrès, entre la trahison et la loyauté aux principes, entre le capitalisme et le socialisme, entre la domination impérialiste et la libération, voilà se qui se jouait à Girón, en ce 19 avril 1961. Trois jours avant, devant les tombes des premiers martyrs de la brutale agression, le peuple avait proclamé le caractère socialiste de notre Révolution, et les hommes et les femmes de notre patrie étaient prêts à mourir pour elle. Personne ne connaissait le nombre de mercenaires ; personne ne savait combien de marines et de soldats yankees viendraient à leur suite; combien d’avions, combien de nouveaux bombardements il faudrait supporter. Jamais avant, le mot d’ordre de « la patrie ou la mort » n’a été aussi dramatique, aussi réel et aussi héroïque. La décision de mourir ou de vaincre, que tout un peuple faisait sienne, l’emportait sur tous les risques, toutes les souffrances et tous les dangers. Aussi cette date a-t-elle été doublement historique, parce que c’est à partir de Girón qu’est réellement né notre parti marxiste-léniniste, c’est à partir de cette date qu’a démarré le militantisme dans notre parti, c’est à partir de cette date que le socialisme a été fondé à jamais sur le sang de nos ouvriers, de nos paysans et de nos étudiants, c’est à partir de cette date que la destinée des peuples de ce continent a changé, grâce à la liberté et à la dignité auxquelles l’un d’entre eux accédait face à l’agression du puissant· empire qui les asservissait tous. A partir de Girón, quoi qu’on dise, les peuples d’Amérique ont été un peu plus libres.

Le spectacle d’un peuple courageux, héroïque et victorieux a ébranlé et bouleversé jusqu’en leurs fondements la psychologie politique, les vieux schémas et les habitudes de penser sur ce continent.

Le gouvernement des Etats-Unis lui-même a été contraint d’élaborer de nouvelles politiques et de nouvelles méthodes pour freiner l’avance révolutionnaire. L’Alliance pour le Progrès a vu le jour, et maints gouvernements de ce continent, qui n’avaient jamais fait l’objet de la moindre considération, ont été reçus avec tous les honneurs à la Maison-Blanche, se sont vus· octroyer des prêts à long terme et des crédits bancaires. Un bon nombre de gouvernements bourgeois d’Amérique latine ont même capitalisé le sang de ceux qui sont tombés à Girón, comme ils avaient auparavant capitalisé les agressions contre notre quota sucrier. Des mots comme réforme agraire, réforme fiscale, redistribution des revenus, plans de logements, d’éducation et de santé publique pour les peuples d’Amérique latine, des mots totalement absents du vocabulaire de Washington, sont devenus à la mode. Pris de panique, les impérialistes, les latifundiaires et les bourgeois ont élaboré toute une philosophie pour empêcher la révolution sociale en Amérique latine. Au Chili, ils ont inventé la « révolution dans la liberté » pour prouver qu’il était possible de faire régner la justice sociale sans le socialisme, autrement dit pour prouver que la justice peut exister sous la domination impérialiste, le système capitaliste, la dictature de la bourgeoisie et l’exploitation de l’homme par l’homme.

L’impérialisme, après tous ces essais trompeurs, ridicules et utopiques, n’a plus d’autre choix que le fascisme. Les peuples comprennent cette vérité claire et nue. Il n’existe même plus aujourd’hui de modèle classique de « démocratie représentative », comme l’ont été pendant longtemps, pour la joie des libéraux et des ignorants, l’Uruguay et le Chili. Il n’y a plus que dictature fasciste, tortures et crimes. Et qu’est-ce donc, sinon la seule antichambre possible des changements véritablement radicaux et profonds dont nos peuples ont besoin ? Après le fascisme, que reste-t-il d’autre à l’impérialisme ?

Tout en fêtant ce quinzième anniversaire de la victoire héroïque et glorieuse de Girón, notre peuple a un motif supplémentaire d’orgueil, qui découle de son action internationaliste la plus belle et qui dépasse les frontières de ce continent : la victoire historique du peuple angolais auquel notre Révolution a offert sa solidarité généreuse et inconditionnelle.
Du sang africain a coulé à Girón, celui des descendants pleins d’abnégation d’un peuple qui a été esclave avant d’être ouvrier et qui a été ouvrier exploité avant d’être maître de sa patrie. Et du sang cubain a coulé à côté de celui des combattants héroïques d’Angola, celui des enfants de Martí, de Maceo et d’Agramonte, de ceux qui ont hérité du sang internationaliste de Gómez et de Che Guevara. Ceux qui ont réduit autrefois l’homme en esclavage et l’ont envoyé en Amérique n’auraient sans doute jamais imaginé qu’un de ces peuples qui a accueilli les esclaves enverrait ses combattants lutter pour la liberté de l’Afrique.

La victoire de l’Angola a été la soeur jumelle de la victoire de Giron. L’Angola représente pour les impérialistes yankees un Girón africain. Nous avons dit à un moment donné que l’impérialisme avait essuyé ses grandes défaites au mois d’avril : Girón, le Viet Nam, le Cambodge, etc. Cette fois, la défaite est survenue en mars.
Quand, le 27 de ce mois, les derniers soldats sud-africains repassaient la frontière de la Namibie après une retraite de plus de sept cents kilomètres, l’Afrique noire écrivait une des plus brillantes pages de sa libération.

Ford et Kissinger enragent devant cette défaite. Et, tels deux émules de Jupiter tonnant, ils ont proféré des menaces apocalyptiques contre Cuba.
Au cours d’un meeting bassement électoraliste à Miami, Ford, anxieux d’obtenir les votes des apatrides contre-révolutionnaires cubains et de les enlever à son rival Reagan qui, pour être juste, est bien plus réactionnaire que lui, a qualifié le Premier ministre de Cuba de délinquant international en raison de l’aide apportée par notre peuple à l’Angola. Certains journalistes des Etats-Unis se sont même étonnés que de semblables épithètes puissent tomber des lèvres illustres de monsieur Ford. Mais il y preuve de son niveau culturel, qui est déjà devenu proverbial, Ford a déclaré à une occasion que l’action de Cuba en Angola ressemblait à ce qui
s’était passé en Ethiopie à l’époque de Mussolini. Et, peu après, pour ne pas en rester à cette comparaison historique originale, il l’a comparée au démembrement de la Tchécoslovaquie par Hitler au moment de Munich.

En réalité, la guerre d’Angola a été la guerre de Kissinger. Passant outre aux avis de quelquesuns de ses plus proches collaborateurs, il s’est entêté à mener des opérations dissimulées pour liquider le MPLA, par l’intermédiaire des groupes contre-révolutionnaires FNLA et UNITA, et avec le soutien de mercenaires blancs, du Zaïre et de l’Afrique du Sud. On raconte que la CIA elle-même l’aurait averti qu’il serait impossible de garder secrètes ces opérations clandestines. Outre que le FNLA a été appuyé par la CIA dès sa fondation, un fait reconnu publiquement, les Etats-Unis ont dépensé depuis le printemps 1975 des dizaines de millions de dollars pour livrer des armes et des instructeurs aux groupes contre-révolutionnaires et scissionnistes d’Angola. Des troupes régulières du Zaïre, poussées par les Etats-Unis, sont entrées en Angola dès l’été de cette même année, tandis que des forces militaires d’Afrique du Sud occupaient la région de Cunene au mois d’août et envoyaient des armes et des instructeurs aux bandes de l’UNITA.

A ce moment-là, il n’y avait pas un seul instructeur cubain en Angola. La première aide matérielle et les premiers instructeurs cubains sont arrivés en Angola début octobre à la demande du MPLA, alors que l’Angola était envahi par des forces étrangères. Or, aucune unité militaire cubaine n’avait été envoyée en Angola pour participer directement à la lutte et il n’était pas prévu de le faire.
Le 23 octobre, également sous la pression des Etats-Unis, des troupes régulières de l’armée sud-africaine, soutenues par des tanks et par l’artillerie, ont envahi le territoire angolais à partir des frontières namibiennes et ont profondément pénétré dans le pays, à raison de soixante à soixante-dix kilomètres par jour. Le 3 novembre, elles s’étaient enfoncées à plus de 500 kilomètres en Angola, se heurtant aux environs de Benguela à la première résistance, offerte par le personnel d’une école de recrues angolaises récemment organisée et par leurs instructeurs cubains, qui ne possédaient pratiquement aucun moyen d’arrêter l’attaque des  tanks, de l’infanterie et de l’artillerie sud-africaine.

Le 5 novembre 1975, à la demande du MPLA, la direction de notre Parti a décidé d’envoyer de toute urgence un bataillon de troupes régulières dotées d’armes antitanks pour appuyer la résistance des patriotes angolais à l’invasion des racistes sud-africains. Voilà quelle a été la première unité de troupes cubaines à être envoyée en Angola. Quand elle est arrivée, les interventionnistes étrangers se trouvaient, au nord, à 25 kilomètres de Luanda, leurs canons de 140 mm bombardaient les environs de la capitale, les fascistes sud-africains avaient pénétré par le Sud, depuis les frontières namibiennes, à plus de 700 kilomètres, tandis que les combattants du MPLA et une poignée d’instructeurs cubains défendaient héroïquement Cabinda.

Je n’ai pas l’intention de relater les événements de la guerre d’Angola, tout le monde connaissant à grands traits son déroulement ultérieur, mais de souligner pour quelle raison, sous quelle forme et dans quelles circonstances a commencé notre aide. Ces faits sont rigoureusement historiques.
L’ennemi a mentionné le nombre de Cubains présents en Angola. Qu’il suffise de dire qu’une fois la lutte commencée, nous avons envoyé les hommes et les armes indispensables pour la mener à bien. En honneur à notre peuple, nous devons dire que des centaines de milliers de combattants de nos troupes régulières et de notre réserve étaient disposés à lutter aux côtés de leurs frères angolais.
Nos pertes ont été minimes. Bien que la guerre se soit déroulée sur quatre fronts et que nos combattants aient participé aux côtés des héroïques soldats du MPLA à la libération de presque un million de kilomètres carrés occupés antérieurement par les interventionnistes et leurs sbires, moins de soldats cubains sont morts au cours des actions en Angola, qui ont duré plus de quatre mois, que durant les trois journées de combat à Girón.

Cuba a pris cette décision sous son entière responsabilité l’indépendance, offert à l’Angola agressé une aide fondamentale en matériel militaire et participé à nos efforts quand l’impérialisme nous avait pratiquement coupé toutes les voies d’accès aériennes à l’Afrique, l’URSS, donc, n’a jamais demandé l’envoi d’un seul soldat cubain à ce pays. L’URSS fait preuve d’un respect et d’un tact extraordinaires dans ses relations avec Cuba. Seul notre Parti pouvait prendre une décision de cette nature. Ford et Kissinger mentent au peuple nord-américain et à l’opinion mondiale en prétendant rejeter sur l’Union soviétique la responsabilité des actions solidaires de Cuba en Angola.

Ford et Kissinger mentent en s’entêtant à vouloir faire retomber la responsabilité de la défaitedes interventionnistes en Angola sur le Congrès des Etats-Unis, pour avoir bloqué l’octroi d nouveaux fonds aux bandes contre-révolutionnaires du FNLA et de l’UNITA. Le Congrès a adopté ces mesures les 16, 18 et 19 décembre. A cette date, la CIA avait déjà envoyé des armes en abondance, les troupes du Zaïre avaient été repoussées à Luanda, Cabinda avait été sauvée, les Sud-Africains piétinaient sur les rives du fleuve Queve, en proie à la démoralisation, et aucun envoi d’armes de la CIA n’aurait pu dévier le cours inexorable des événements. Elles seraient aujourd’hui entre les mains des forces révolutionnaires, comme tant d’autres qui ont été fournies antérieurement.

Ford et Kissinger mentent au peuple des Etats-Unis et, en particulier, à la population noire de ce pays, en occultant le fait que les troupes fascistes et racistes de l’Afrique du Sud ont criminellement envahi le territoire angolais bien avant que Cuba n’y ait envoyé d’unité régulière de soldats.

Il y a encore quelques autres mensonges proférés par Ford et Kissinger au sujet de l’Angola, mais ce n’est pas le moment de les analyser.
Ford et Kissinger savent pertinemment que tout ce que je dis est vrai. Je ne prononcerai pas, en raison de la solennité de cette réunion, le qualificatif que méritent les épithètes insolentes de Ford à l’occasion de ses campagnes politicardes dans le Sud des Etats-Unis et d’autres faits tout aussi cyniques de sa politique impériale. Je me contenterai de dire pour le moment que c’est un vulgaire menteur.

Il ne fait pas de doute qu’il s’est passé en Angola quelque chose de ressemblant à l’affaire d’Ethiopie, mais à l’envers. Dans le cas qui nous occupe, les impérialistes, les racistes, les agresseurs symbolisés par la CIA, les troupes sud-africaines et les mercenaires blancs n’ont pas remporté la victoire ni occupé le pays ; la victoire, ce sont les agressés, les révolutionnaires, le peuple noir et héroïque de l’Angola qui l’ont remportée.

Il s’est passé en Angola ce qui s’est passé en Tchécoslovaquie au moment de Munich, mais également à l’envers : le peuple agressé a bénéficié de la solidarité du mouvement révolutionnaire, et les impérialistes et les racistes n’ont pu démembrer le pays, ni se partager ses richesses, ni assassiner ses meilleurs enfants. L’Angola est uni, entier, et c’est aujourd’hui un bastion de la liberté et de la dignité en Afrique. La croix gammée des racistes sud-africains n’ondoie pas sur le palais de Luanda.

Qu’il étudie un peu d’histoire non falsifiée et qu’il tire les conclusions correctes de ses leçons, voilà ce que nous conseillons à monsieur Ford.
Après la défaite impérialiste en Angola, c’est à peine si le sieur Kissinger a assez de temps pour courir d’un endroit à l’autre afin de fomenter la crainte de la Révolution cubaine. Il vient à peine de terminer une visite dans une bonne demi-douzaine de pays latino-américains qu’il annonce déjà une nouvelle tournée dans de nombreux pays d’Afrique, un continent qu’il daignait à peine regarder avant son Girón africain.

Aucun pays d’Amérique latine, quel que soit son régime social, n’a rien à craindre des forces armées de Cuba. Nous croyons fermement que chaque peuple doit être libre de construire son propre avenir ; que chaque peuple, et seulement le peuple de chaque pays, doit faire et fera sa révolution. Le gouvernement de Cuba n’a jamais pensé amener la révolution dans un pays de ce continent avec les armes de ses unités militaires. Une telle idée serait absurde et ridicule.
Ce n’est pas Cuba qui a enlevé au Mexique la plus grande partie de son territoire, ni débarqué 40 000 marines pour écraser la révolution en République dominicaine, ni occupe un morceau de territoire panaméen, ni opprime un pays latin à Porto Rico, ni projette d’assassiner les dirigeants étrangers, ni exploite les richesses et les ressources naturelles d’un peuple quelconque de ce continent.

Aucun pays de l’Afrique noire n’a rien à craindre du personnel militaire cubain. Nous sommes un peuple latino-africain, ennemi du colonialisme, du néo-colonialisme, du racisme et de l’apartheid, que l’impérialisme yankee protège et· couvre.
Le bruit court que Kissinger veut rencontrer en Afrique les représentants des mouvements de libération de ce continent. Tout est possible en effet en Afrique noire, après le Girón angolais ! Mais quelle espèce de paroles hypocrites, cyniques et pharisaïques Kissinger peut-il bien adresser aux mouvements de libération africains, aux représentants des peuples opprimés de Rhodésie, de Namibie et d’Afrique du Sud, lui, le représentant .de l’empire qui a appuyé sans aucun scrupule le colonialisme portugais et qui, aujourd’hui, protège, couvre et soutient économiquement et politiquement les racistes sud-africains et rhodésiens, violant impudemment les accords et les résolutions des Nations unies ?

Ford et Kissinger sont des adeptes impénitents du chantage et de la menace comme instrument de politique extérieure. Il n’est pas si éloigné le temps où ils menaçaient militairement les pays pétroliers. Ils utilisent actuellement le même langage cynique et impudent contre Cuba. Ce ne sont pas les premiers dirigeants yankees à recourir inutilement à ces pratiques d’intimidation contre notre patrie. Eisenhower, Kennedy, Johnson et Nixon ont, à tour de rôle, essayé d’intimider Cuba. A tour de rôle, sans exception, ils ont sous-estimé la Révolution cubaine et, à tour de rôle, ils se sont trompés. On ne peut intimider Cuba avec des menaces belliqueuses. Une guerre contre Cuba, on sait quand et comment elle peut commencer - quatre déments peuvent la décider - mais ce qu’on ne sait pas, c’est quand et comment elle peut prendre fin.

Seuls les peuples sans dignité peuvent se laisser intimider. Nous avons vécu la crise d’Octobre 1962, et des dizaines d’armes atomiques pointées contre Cuba n’ont pas fait reculer notrepatrie, même pas les enfants. Le peuple cubain peut répondre aux menaces de Kissinger encitant ces vers classiques d’un poète espagnol:
Et si je péris
qu’est-ce que la vie ?
Je l’ai donnée
pour perdue
quand j’ai secoué
comme un vaillant
le joug
de l’esclave.

Les impérialistes yankees possèdent des centaines de milliers de soldats àl’étranger ; ils possèdent des bases militaires sur tous les continents et sur toutes les mers.
On compte par dizaines et par centaines leurs installations militaires en Corée, au Japon, aux Philippines, en Turquie, en Europe de l’Ouest, à Panama et en bien d’autres endroits. Ils occupent de force un morceau de notre territoire, à Cuba même.
De quel droit moral et légal protestent-ils parce que Cuba envoie des instructeurs et une aide pour préparer techniquement les armées dans des pays d’Afrique et d’autres parties du monde sous-développé qui en font la demande ?

De quel droit critiquent-ils l’aide solidaire que nous offrons à un peuple frère d’Afrique criminellement agressé, comme l’Angola?
Ça les fait enrager, les impérialistes, que Cuba, le pays agressé et bloqué, le pays qu’ils ont voulu détruire voilà quinze ans moyennant une invasion mercenaire, soit aujourd’hui un bastion solide et inexpugnable du mouvement révolutionnaire mondial dont l’exemple de courage, de dignité et de fermeté stimule les peuples qui luttent pour leur libération.

Par ailleurs, notre action révolutionnaire ne méconnaît pas le rapport des forces mondial ni les intérêts de la paix internationale. Nous ne sommes pas des ennemis de la détente et de la coexistence pacifique entre Etats à systèmes sociaux différents, si elles sont basées sur le respect absolu des normes du droit international. Nous serions même prêts à établir des relations normales avec les Etats-Unis sur la base du respect mutuel et de l’égalité souveraine, sans renoncer à un seul de nos principes et sans cesser de lutter pour que les normes de la coexistence pacifique et le respect des droits de chaque nation soient appliqués à l’échelle  internationale à tous les pays du monde, sans exclusion.

Les Etats-Unis occupent à Guantánamo une partie de notre territoire ; les Etats-Unis maintiennent depuis plus de quinze ans un blocus criminel contre notre patrie. Cuba ne se courbera jamais devant cette politique impérialiste d’hostilité et de force et luttera contre elle inlassablement. Nous avons dit qu’il ne saurait exister de relations tant qu’il y aura un blocus.

Personne ne peut négocier avec un couteau sous la gorge. Qu’importe si nous restons encore vingt ans sans relations avec les Etats-Unis ! Nous avons appris à nous en passer et, en nous appuyant sur notre amitié solide et indestructible avec l’URSS, nous avons plus progressé durant ces dernières années que n’importe quel autre pays d’Amérique latine. A supposer que le commerce avec les Etats-Unis puisse impliquer quelques avantages et un rythme un petit peu plus rapide de développement, nous préférons marcher plus lentement, mais le front haut et les drapeaux de la dignité claquant à tous vents. Nous n’échangerons pas notre droit d’aînesse révolutionnaire, celui d’être la première révolution socialiste dans le continent américain, pour un plat de lentilles. A l’instar des chrétiens, nous pouvons dire que l’homme ne vit pas seulement de pain.

Il y a quelques jours, en coïncidence avec les menaces yankees de Ford et de Kissinger, des bateaux pirates dont les équipages - tout le monde le sait - résident aux Etats-Unis, ont attaqué deux bateaux de pêche cubains. Un modeste travailleur de la mer a été, une fois encore, sauvagement assassiné. Cette action constitue une violation flagrante du Mémorandum d’accord sur la piraterie aérienne entre Cuba et les Etats-Unis. Si de telles actions continuent et si leurs auteurs ne sont pas punis de façon exemplaire, nous donnerons cet accord pour terminé. Que le gouvernement des Etats-Unis ne vienne pas alléguer ensuite qu’il n’a pas été averti à temps des conséquences de ses actes irresponsables.

Bien du temps s’est écoulé depuis Girón. Nos Forces armées révolutionnaires possèdent actuellement un potentiel incomparablement supérieur. Nos soldats, nos sous-officiers et nos officiers ont acquis une préparation bien supérieure. Plus d’un demi-million d’hommes forment la réserve de nos unités militaires. Le matériel le plus moderne, fourni par l’Union soviétique, renouvelle et perfectionne sans cesse nos moyens de combat. Le pays est beaucoup plus fort dans tous les domaines. Notre Parti, virtuellement né, comme je l’ai dit, au moment de Girón, est aujourd’hui une organisation d’avant-garde formidable et aguerrie. Le peuple et l’Etat s’organisent sur des bases toujours plus vastes et plus solides. Qui tente de s’emparer de Cuba, comme l’a dit Maceo, n’emportera que la poussière de son sol baigné de sang, s’il ne périt dans la lutte !

Inclinons nos fronts, en signe de respect et de gratitude éternelle, devant les héros qui ontrendu possible, grâce à la victoire d’il y a quinze ans, la patrie digne, courageuse et indestructible d’aujourd’hui.
Patria 0 Muerte !
Venceremos !

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11 mars 2009 3 11 /03 /mars /2009 20:22

6 janvier 2009 -
Rosa Luxembourg


Rosa la rose rouge d’Allemagne, anniversaire d’un assassinat

Article de Danielle Bleitrach (sur le blog "changement de société")

 Publié 15 janvier 2009 philosophie-idéologie

 

 

Rosa Luxemburg est née le 5 mars 1871 dans la ville polonaise de Zamosc. Elle vient d’une famille de commerçants juifs. La Pologne est alors sous domination russe. La jeune Rosa fait ses études à Varsovie, mais ses liens avec les mouvements révolutionnaires, la poussent à fuir en Suisse en 1889. Beaucoup de révolutionnaires y sont exilés comme Plekhanov ou Axelrod. Elle travaille à un doctorat d’économie politique à Zurich, mais qui connait un peu ses écrits ne peut manquer d’être frappé par son immense culture,tant dans les mathématiques, les sciences naturelles, les sciences politiques, la botanique, la géologie et le marxisme. Elle était Docteur en Économie Politique et professeur universitaire.C’est une boulimique de savoir, mais c’est aussi un individu d’une grande sensibilité qui aime la nature et peut se réfugier dans l’observation de celle-ci, les oiseaux en particulier quand la dureté de la lutte lui donne envie de se replier. Mais ce sont de courtes périodes et cette militante révolutionnaire infatigable co-fonde le parti social démocrate polonais et milite pour l’unité d’action des travailleurs polonais avec leurs camarades russes pour renverser le tsarisme. En 1983, elle est déléguée de la Pologne au IIIe congrès de l’IS, n’hésitant pas à s’y opposer à Engels sur la question de l’indépendance de son pays. Elle va également s’opposer sur la question de l’autodetermination à Lénine, et je dois dire que sur cette question qui n’est pas sans incidence sur les analyses d’aujourd’hui, je continue à penser que c’est lénine qui avait raison. (1)

A la même époque, Rosa Luxemburg devient citoyenne allemande et adhère au SPD où elle anime l’aile gauche avec Karl Liebknecht, en opposition au révisionnisme de Bernstein. Si elle n’est pas dogmatique Rosa est profondément marxiste et révolutionnaire, comme le dira d’elle Lénine, “elle a des fulgurances” où la capacité de synthèse rationnelle se nourrit de l’intuition sensible. En 1905, elle soutient la révolution russe de Varsovie, mais elle est arrêtée. Dans la période qui va de 1907 à 1914, Rosa Luxemburg donne des cours à l’École de la social-démocratie à Berlin. Elle y défend l’idée de la grève de masse comme principal moyen d’action révolutionnaire. On ne peut pas parler d’une opposition entre lénine et elle mais Lénine, on le sait fait porter tout son effort sur la constitution d’un parti révolutionnaire, une avant-garde organisée capable d’affronter l’Etat capitaliste, alors que Rosa Luxembourg se méfie plus de ces formes organisées, ossifiées. Lénine attribuera pour une part l’échec de Rosa à cette méfiance mais il dénoncera “les poules qui critiquent l’aigle”. Parce que Rosa luxembourg est non seulement une militante révolutionnaire, mais elle est une véritable intellectuelle. le mouvement révolutionnaire communiste a beaucoup souffert de dirigeants qui se prenaient pour des théoriciens dans la lignée de Marx, Engels et lénine, et chaque dirigeant se croyait obligé à théoriser, ce qui revenait souvent à dogmatiser pour éliminer l’adversaire de luttes internes et à favoriser un esprit religieux. Ce n’était pas le cas de Rosa Luxembourg qui était comme marx et lénine une véritable théoricienne. En 1913,  elle écrit également l’Accumulation du capital , un ouvrage dans lequel elle tente montre que l’évolution de l’impérialisme capitaliste conduira à un renforcement de la lutte des classes et donc, l’action révolutionnaire.Et trés vite elle fait le lien entre impérialisme et militarisme.

La guerre éclate en 1914, soutenue par les députés SPD. Dans le parti socialiste, Luxemburg fait partie des pacifistes, ce qui lui vaut d’être emprisonnée. La crise interne au SPD conduit, en 1916, à la fondation avec Karl Liebknecht, Franz Mehring et Clara Zetkin du mouvement spartakiste, résolument révolutionnaire et antimilitariste. Luxemburg est encore incarcérée jusqu’en 1918. Ses écrits de prison sous le pseudonyme de Junius, des servirent de base au programme spartakiste.

Rosa Luxemburg accueille avec enthousiasme la révolution de 1917, mais elle reste très lucide et visionnaire sur l’autoritarisme et le manque de liberté du régime mis en place par Lénine. Dans La révolution russe, elle écrit : “La liberté seulement pour les partisans du gouvernement, pour les membres d’un parti, aussi nombreux soient-ils, ce n’est pas la liberté. La liberté, c’est toujours la liberté de celui qui pense autrement.” [...] “La tâche historique qui incombe au prolétariat, une fois au pouvoir, c’est de créer, à la place de la démocratie bourgeoise, la démocratie socialiste, et non pas de supprimer toute démocratie.”

C’est en ce sens qu’une relecture de Rosa Luxembourg s’impose, non pas y chercher des recettes toutes faites, nous sommes dans une autre période historique, et il ne faut surtout pas la prendre pour un gourou mais bien mesurer qu’il a existé des questionnements au sein même des révolutionnaires.

Pour Rosa Luxemburg, la dictature du prolétariat consiste en “la manière d’appliquer la démocratie, non dans son abolition, dans des interventions énergiques, résolues, dans les droits acquis et les rapports économiques de la société bourgeoise, sans lesquelles la transformation socialiste ne peut être réalisée. Mais cette dictature doit être l’oeuvre de la classe et non d’une petite minorité dirigeante, au nom de la classe, autrement dit, elle doit sortir pas à pas de la participation active des masses, être sous leur influence directe, soumise au contrôle de l’opinion publique, produit de l’éducation politique croissante des masses populaires.” On voit bien la différence qui est posée entre le parti et la classe, mais Rosa n’en adhère pas pour autant à une vision de “la démocratie”qui serait celle de la bourgeoisie.

Libérée en novembre 1918, elle participe à la fondation, du Parti communiste allemand, le KPD.

toujours aussi lucide, elle est opposée à l’insurrection spartakiste à Berlin de janvier 1919, parce que le  rapport de forces lui paraît défavorable aux révolutionnaires,mais Rosa Luxembourg profondément engagée avec les siens, y participe quand même. L’insurrection échoue et elle est arrêtée, avant d’être assassinée avec Liebknecht le 15 janvier.Ce n’est pas encore le nazisme,  mais la soldatesque déjà fascisante qui s’empare d’elle, la bat avec haine et jette son corps sans vie dans la Spree, elle n’avait pas encore 49 ans c’était le 15 Janvier 1919, il y a maintenant 90 ans. Á ses côtés mourait également son camarade Karl Liebknecht. La haine de ces soldats portait autant sur la révolutionnaire que sur la pacifiste, on avait réussi à les persuader que Rosa, la rose rouge d’Allemagne était celle à cause de qui l’Allemagne avait été vaincue. Cela préparait le nazisme parce qu’il fallait faire taire impérativement celle qui proclamait que ce serait
“le socialisme ou la barbarie”.

Danielle Bleitrach

(1) Voici quels sont les données de la polémique entre Rosa et lénine sur la question de l’autodétermination. On remarquera que cette question mérite d’être relue dans le contexte impérialiste actuel, à propos de l’Europe mais aussi de l’Amérique latine et d’autres pays du Tiers monde. Elle va à nouveau être posée par les trotskistes. C’est tout à fait passionnant et on rêve d’un temps où la liberté de la pensée sera reconquise sur le goût des procès en hérésie multiples. A quel stade du capitalisme, de l’impérialisme en sommes-nous, dans quelles aires se meut-il ? Est-il encore question de colonialisme ou même de néo-colonialisme? Comment les mouvements ouvriers et progressistes doivent-il travailler ensemble ?
Pour Rosa Luxemburgt, en fait le développement des grandes puissances capitalistes et l’impérialisme rendent illusoire pour les petits Etats le droit à l’autodétermination:

«Peut-on parler sérieusement de l’«autodétermination» pour les Monténégrins, les Bulgares, les Roumains, les Serbes, les Grecs, formellement indépendants, et même dans un certain sens pour les Suisses, dont l’indépendance est le produit des luttes politiques et du jeu diplomatique dans le «concert européen»? (…) Compte tenu (…) de la nécessité de la lutte pour l’existence sur le marché international, de la politique universelle et des possessions coloniales pour les grands Etats capitalistes (…) ce qui correspond le mieux aux besoins de l’exploitation capitaliste, ce n’est pas «l’Etat national» comme le suppose Kautsky mais l’Etat conquérant» (cité par Lénine, p. 421) (9).

Lénine montre qu’il est facile de déceler le point faible de la position luxemburgienne: au problème de la libre détermination politique des nations dans la société bourgeoise, de leur indépendance en tant qu’Etat, Rosa Luxemburg a substitué la question de leur autonomie et de leur indépendance économiques, et elle a tout simplement oublié la… réalité, c’est-à-dire les conséquences politiques de la pénétration du mercantilisme, de l’économie de marché et de la diffusion des rapports de production bourgeois dans les aires géographiques à cycle historique pré-capitaliste. Et Lénine de rappeler: 1er) que la majeure partie de l’Asie se trouve dans la situation de colonies des grandes puissances ou d’Etats dépendants et opprimés sur le plan national; 2ème) que dans cette région du globe, les conditions du développement le plus complet de la production marchande, de l’essor le plus libre, le plus large et le plus rapide n’existent qu’au Japon, donc dans un Etat national indépendant; 3ème) que le capitalisme, en éveillant l’Asie, suscite partout, et là aussi, des mouvements nationaux qui tendent à constituer des Etats nationaux capables d’assurer au capitalisme les meilleures conditions de développement; 4ème) et enfin que le marxisme ne peut perdre de vue les puissants facteurs économiques qui engendrent les tendances à la création d’Etats nationaux. Rosa Luxemburg a donc tout simplement oubliéselon Lénine, la méthode matérialiste dans l’examen de la question nationale. Ainsi dans son article elle taxe le § 9 du programme du P.O.S.D.R. de «phraséologie métaphysique» sans s’apercevoir qu’elle quitte le terrain de la dialectique matérialiste au risque de se retrouver en compagnie des pires opportunistes petits-bourgeois et libéraux!

«Lorsqu’on analyse une question sociale, la théorie marxiste exige expressément qu’on la situe dans un cadre historique déterminé; puis, s’il s’agit d’un seul pays (par exemple, du programme national pour un pays donné), qu’il soit tenu compte des particularités concrètes qui distinguent ce pays des autres dans les limites d’une seule et même époque historique.
Que représente cette exigence expresse du marxisme, appliquée à la question qui nous intéresse?
Avant tout, la nécessité d’établir une stricte distinction entre deux époques du capitalisme, lesquelles diffèrent radicalement du point de vue des mouvements nationaux. D’une part, l’époque où s’effondrent le féodalisme et l’absolutisme, où se constituent une société et un Etat démocratiques bourgeois, où les mouvements nationaux deviennent pour la première fois des mouvements de masse et entraînent d’une façon ou d’une autre toutes les classes de la population dans la vie politique par le truchement de la presse, par la participation aux institutions représentatives, etc. D’autre part, l’époque où les Etats capitalistes sont pleinement constitués, avec un régime constitutionnel depuis longtemps établi, et où l’antagonisme est fortement développé entre le prolétariat et la bourgeoisie, époque que l’on peut appeler la veille de l’effondrement du capitalisme.
Ce qui est typique pour la première époque, c’est l’éveil des mouvements nationaux où se trouve entraînée la paysannerie, couche de la population la plus nombreuse et la plus «difficile à mettre en train» étant donné la lutte pour la liberté politique en général et pour les droits de la nationalité en particulier. Ce qui est typique pour la seconde époque, c’est l’absence de mouvements démocratiques bourgeois de masse, alors que le capitalisme développé, rapprochant et brassant de plus en plus les nations déjà entièrement entraînées dans le circuit commercial, met au premier plan l’antagonisme entre le capital fusionné à l’échelle internationale et le mouvement ouvrier international.
Certes, chacune de ces deux époques n’est pas séparée de l’autre par une muraille; elles sont reliées entre elles par de nombreux maillons intermédiaires, différents pays se distinguant en outre par la rapidité de leur développement national, la composition nationale de leur population, la répartition de cette dernière, etc., etc. Il ne saurait être question de procéder à l’élaboration du programme national des marxistes d’un pays donné sans tenir compte de toutes ces conditions historiques générales et des particularités concrètes de tel ou tel Etat» Lénine.

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28 février 2009 6 28 /02 /février /2009 08:20

Publié dans le monde
Article de
Zygmunt Bauman

Il aura fallu un véritable tsunami financier pour qu'enfin on le comprenne : le capitalisme crée davantage de problèmes qu'il n'en résout. A l'instar des nombres naturels du théorème de Gödel, le capitalisme est un système qui ne peut être à la fois cohérent et complet. S'il reste cohérent avec ses principes, il se heurte à des problèmes insolubles ; s'il essaie de les résoudre, il doit renier ses propres fondements.

Bien avant que Kurt Gödel ne formule son célèbre théorème, Rosa Luxemburg avait publié une étude sur l'accumulation du capital où elle exposait comment la survie du capitalisme dépend d'économies non-capitalistes. La logique capitaliste n'est viable qu'à condition de s'appliquer toujours à de nouvelles "terres vierges" ; mais en les exploitant, elle entame leur virginité précapitaliste et épuise par là même les ressources nécessaires à sa perpétuation. C'est le serpent qui se mord la queue : un vrai festin, jusqu'à ce que la nourriture finisse par manquer et qu'il ne reste plus personne pour la manger...

Le capitalisme est par définition un système parasitaire. Comme tout parasite, il s'attache à un organisme encore sain et prospère à ses dépens. Mais à mesure qu'il le grignote, il voit s'anéantir les conditions mêmes de sa survie. Au stade des conquêtes impérialistes, Rosa Luxemburg ne pouvait guère prévoir que le capitalisme irait puiser sa subsistance bien au-delà des territoires exotiques de la prémodernité.

Depuis, il a prouvé son habileté à changer de cible dès que l'organisme parasité commençait à s'épuiser. Une fois annexées toutes les terres vierges précapitalistes, le capitalisme s'est mis en quête d'une "nouvelle virginité". Il s'est lancé à l'assaut d'un territoire inexploité jusqu'alors : les millions d'épargnants qui n'avaient pas encore accès à l'endettement. La carte de crédit a enclenché le processus, avec ce slogan racoleur : "Qu'attendez-vous pour vous faire plaisir ?". Vous avez envie de quelque chose qui est au-dessus de vos moyens ?

Autrefois, il fallait ronger son frein. Max Weber, un des pères de la sociologie moderne, attribuait d'ailleurs à cette frustration l'avènement du capitalisme moderne : se serrer la ceinture, renoncer à certaines fantaisies, dépenser avec parcimonie, économiser sou après sou, dans l'espoir qu'un jour, à force de patience et d'efforts, on finira par réaliser son rêve...

Grâce à Dieu et à la providence bancaire, cette sombre époque est révolue ! La carte de crédit a renversé le paradigme weberien : profitez-en maintenant, vous paierez plus tard ! Elle a fait de nous les gestionnaires de notre propre jouissance : désormais, les fins ne dépendent plus des moyens.

Pour que le système du crédit déploie sa pleine rentabilité, il faut que la dette se transforme en actif générant des profits permanents. Vous n'arrivez pas à rembourser ? Pas de souci : les implacables usuriers d'antan ont laissé place à une nouvelle génération de banquiers. Ils sont tout disposés à vous accorder un répit, à vous ouvrir un nouveau crédit pour rembourser la dette initiale et vous laisser un peu d'argent d'avance (encore une dette) afin d'acheter de nouveaux plaisirs. Votre banque aime vous dire "oui". Votre banque vous accompagne. Votre banque vous sourit, comme l'affichent certaines publicités.

Ce que les banquiers se gardent pourtant de préciser, c'est qu'ils n'ont nullement intérêt à ce que leurs débiteurs s'acquittent de leurs obligations. Si les débiteurs remboursaient en totalité, ils ne seraient plus débiteurs ; or c'est précisément dans l'endettement (et l'accumulation des intérêts mensuels) que ces souriants bailleurs de fonds trouvent la principale source de leur profit à long terme. Les clients qui remboursent scrupuleusement leurs mensualités sont la bête noire des organismes de crédit. Ils n'ont que faire des bonnes gens qui renâclent à dépenser de l'argent qu'ils n'ont pas gagné, ou qui mettent un point d'honneur à régler leur dette au plus tôt.

Les banques et leurs actionnaires font leur profit sur la gestion permanente des dettes plutôt que sur les remboursements rapides. Selon leurs critères, le "client idéal" est précisément celui qui n'arrivera jamais à solder son compte. On encourt même de lourdes pénalités en proposant un remboursement intégral avant échéance... Jusqu'à la récente crise, les banques et les organismes de crédit accordaient volontiers de nouveaux prêts à des débiteurs insolvables, pour leur permettre de couvrir les intérêts impayés de précédents emprunts. En Angleterre, l'un des principaux organismes de crédit vient de refuser le renouvellement de cartes bleues aux clients qui s'acquittaient de leurs mensualités et échappaient ainsi aux pénalités financières.

Le credit crunch, ce resserrement du crédit auquel nous assistons aujourd'hui, ne témoigne pas d'un échec des banques. Au contraire, c'est une preuve éclatante de leur réussite. Elles ont tenu le pari de transformer une immense majorité d'hommes et de femmes de tous âges en une race d'emprunteurs chroniques, pour qui la seule issue est le surendettement. A l'heure actuelle, rien n'est plus facile que d'entrer dans la ronde ; mais comment en sortir ? Tous ceux qui pouvaient se permettre de contracter des dettes, ainsi que des millions d'autres qui ne le pouvaient pas, ont été happés dans ce gouffre.

Et comme dans toutes les précédentes mutations du capitalisme, l'Etat a contribué à ouvrir de nouveaux territoires pour l'exploitation capitaliste. Rappelons que c'est à l'initiative du président Clinton qu'ont été lancées les subprimes garanties par le gouvernement, permettant d'accorder des crédits immobiliers à des ménages insolvables et de transformer ainsi en débiteurs une population jusqu'alors préservée de l'exploitation par le crédit.

Pourtant, de même que les fabricants de chaussures comptent sur une clientèle de va-nu-pieds, l'industrie du crédit a besoin de clients non endettés. Rosa Luxemburg avait vu juste : une fois de plus le capitalisme, dans son mouvement expansionniste, a quasiment englouti le milieu indispensable à sa survie...

Malgré les effets de manche des médias et des politiciens, qui augurent un tournant sensationnel, une véritable révolution, la réaction au credit crunch reste enlisée dans sa logique et se raccroche encore à l'espoir d'une relance par la consommation : les solutions envisagées consistent à recapitaliser les banques pour leur permettre de reprendre leur fonctionnement "normal". L'Etat providence, toujours plus prompt à secourir les riches que les pauvres, sort de son placard non-interventionniste pour montrer sa poigne et sauver la mise : à ce jeu-là, la main de l'Etat n'est jamais bienvenue, mais on ne peut s'en passer.

Ne faudrait-il pas plutôt s'interroger sur la viabilité de cette société propulsée par le double moteur du consumérisme et de l'endettement ? La perspective d'un "retour à la normale", c'est-à-dire un retour à des pratiques néfastes et potentiellement dangereuses, a de quoi inquiéter. Elle révèle que ni les dirigeants des institutions financières ni les gouvernements, n'ont su diagnostiquer les racines du mal, et encore moins les éradiquer. Hector Sants, directeur de la Finances Services Authority (FSA), a ainsi été contraint d'admettre que "malheureusement, les modèles financiers ne sont pas programmés pour résister aux secousses ".

Commentaire de Simon Jenkins, éditorialiste du Guardian : "C'est comme si un pilote affirmait qu'à part les turbines, son avion est en parfait état de vol." Pour autant, Jenkins ne perd pas tout espoir : une fois que la culture du fric aura été poussée jusqu'à l'absurde, on reviendra à une définition non économique de "la vie bonne", aussi bien dans notre quotidien que dans la politique. De l'espoir, il en reste : nous n'avons pas tout à fait atteint le point de non-retour, il est encore temps de réfléchir, de faire machine arrière, de tirer une fois pour toutes les leçons de ce traumatisme, non seulement pour nous, mais pour les générations futures.

(Traduit de l'anglais par Myriam Dennehy.)

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17 février 2009 2 17 /02 /février /2009 22:51

lundi 3 novembre 2008, par Robert Paris 

 


Rosa Luxemburg est née le 5 mars 1871 dans une petite ville de Pologne russe, à Zamosc. Après des études au lycée de Varsovie, elle entra dans la lutte politique avec le “Parti Révolutionnaire Socialiste Prolétariat”, qui devint ensuite le “Prolétariat”. En 1889 craignant des poursuites policières elle s’enfuit de Varsovie pour Zurich où elle fit des études d’économie politique. Elle y contracta un mariage blanc avec Gustav Lübeck, afin d’obtenir un passeport. Après la fin de ses études, docteur en économie politique, elle alla s’installer en Allemagne où elle occupa très vite une place importante dans la social-démocratie. Elle collabora à la presse socialiste, dirigeant quelque temps la Sächsische Arbeiterzeitung, puis écrivant régulièrement à la Leipziger Volkszeitung et à la revue théorique dirigée par Kautsky, Die Neue Zeit. Elle s’engagea à fond dans la lutte contre le révisionnisme. Quelques mois après qu’eut éclaté la première révolution russe, en décembre 1905, elle partit illégalement pour la Pologne où elle se livra à un intense travail de propagande et d’explication politique. Elle fut arrêtée en même temps que son compagnon Leo Jogiches. Libérée sous caution, elle revint en Allemagne après un court séjour en Finlande.


Après 1906 et l’échec de la révolution, elle fut surtout absorbée par son activité de professeur à l’école du Parti nouvellement créée. Ses cours d’économie politique lui inspirèrent son ouvrage théorique le plus important : l’Accumulation du capital, paru en 1913. Le jour même où le groupe parlementaire socialiste votait, à la stupéfaction générale, les crédits de guerre, le 4 août 1914, un groupe de militants se réunissait chez Rosa Luxemburg : le noyau qui deviendrait en 1916 la Ligue Spartakus était constitué. Dès le mois d’août 1915 paraissaient les Lettres politiques (ou Lettres de Spartakus) rédigées surtout par Rosa Luxemburg, Liebknecht et Mehring. La lutte clandestine contre le militarisme et la guerre devait se poursuivre jusqu’en 1918. Mais dès le 18 février 1915, Rosa Luxemburg était incarcérée. Libérée en février 1916, elle retournait en prison en juillet de la même année et ne devait en sortir que le 9 novembre 1918, au moment où éclatait la révolution. C’est en prison qu’elle écrivit la brochure Junius et les Lettres de Spartakus, qu’elle travaillait à son Introduction à l’économie politique. Dès sa sortie de prison Rosa Luxemburg se jeta dans l’action révolutionnaire. Avec Liebknecht elle créa le journal Die rote Fahne. De toutes ses forces elle s’opposait à la ligne suivie par les majoritaires (Ebert-Scheidemann). Elle contribua à la fondation du Parti Communiste Allemand (Ligue Spartakus) en décembre 1918. La contre-révolution battait son plein. La première semaine de janvier, les spartakistes lançaient une insurrection armée à Berlin : bien qu’elle fût opposée à cette offensive, une fois la décision prise, Rosa Luxemburg se lança dans la bataille. Ce fut la fameuse semaine sanglante de Berlin ; le soulèvement spartakiste fut sauvagement écrasé. Rosa Luxemburg et Liebknecht furent arrêtés le 15 janvier par les troupes gouvernementales et assassinés (“abattus au cours d’une tentative de fuite”). Le corps de Rosa Luxemburg fut retrouvé plusieurs mois après dans le Landwehrkanal. Ses assassins furent acquittés.


Le premier texte politique de Rosa Luxemburg publié dans ce volume, Réforme ou révolution ? est une réponse à une série d’écrits de Bernstein : aux articles publiés par Bernstein dans la Neue Zeit en 1897-1898 sous le titre Probleme des Sozialismus, Rosa Luxemburg réplique par des articles parus dans la Leipziger Volkszeitung du 21 au 28 septembre 1898 : ce sont des articles qu’elle réunit dans la première partie de la brochure Réforme ou révolution ? La deuxième partie est une critique du livre de Bernstein : Die Voraussetzungen des Sozialismus und die Aufgabe der Sozialdemokratie (Les fondements du socialisme et les tâches de la social-démocratie) paru en 1899. En 1890, après l’abolition de la loi d’exception contre les socialistes le Parti connut un essor foudroyant : ses succès électoraux étaient éclatants, à tel point que les socialistes se demandaient après chaque élection si l’on n’allait pas abolir ou restreindre le suffrage universel pour les élections au Reichstag. Le nombre de ses adhérents croissait également de manière vertigineuse, et encore plus celui des adhérents aux syndicats (qui étaient passés de 300 000 en 1890 à 2 500 000 en 1914). Cette croissance du Parti coïncidait avec une période d’essor économique. Après le krach de 1873 le développement industriel de l’Allemagne fit un nouveau bond ; il fut accéléré par la poussée colonialiste et impérialiste qui débuta en Allemagne dans les années 80. La concentration du capital prit des dimensions jusqu’alors inconnues en Europe. Le niveau de vie des ouvriers allemands s’éleva parallèlement. Pendant la période même de la loi d’exception Bismarck avait pour faire échec à la propagande socialiste, fondé le premier système européen d’assurances sociales. Quand le Parti ne fut plus persécuté naquirent des sortes d’”îlots” socialistes : les coopératives. Le mouvement ouvrier conscient de sa force et de son organisation visait non seulement dans sa pratique quotidienne à la poursuite des conquêtes sociales, telles que la journée de huit heures, mais surtout à l’instauration d’une démocratie politique de type libéral : l’échec de la révolution de 1848 avait restauré un ordre où les anciennes puissances féodales détenaient une bonne partie du pouvoir : les hobereaux prussiens, les grands propriétaires terriens, les militaires. Les plus fortes attaques des social-démocrates étaient dirigées contre ces puissances. En revanche ils appuyaient et parfois surestimaient tout ce qui pouvait préfigurer un ordre démocratique bourgeois. C’est ainsi que dans le Sud de l’Allemagne où contrairement à la Prusse les élections au Parlement local (ou Landtag) se faisaient au suffrage universel, la participation socialiste à la politique de gestion du Land était beaucoup plus “positive” que dans le Nord ; on allait même jusqu’à voter régulièrement le budget, ce qui était contraire à la tradition socialiste et suscita de vives critiques. Cette pratique opportuniste dans le Parti et les syndicats n’avait pas, avant Bernstein, trouvé d’expression théorique. Au contraire, on voyait coexister dans le Parti une politique réformiste - à propos de laquelle on ne se posait pas de questions - et une théorie marxiste “orthodoxe” dont le gardien le plus jaloux était Kautsky et qui s’exprimait par une opposition absolue de principes contre la politique gouvernementale et le système capitaliste, ainsi qu’une croyance en la révolution socialiste, dont la date et les circonstances restaient très vagues dans les esprits. Ainsi le mouvement ouvrier allemand vivait à l’écart du reste de la nation dans une sorte de ghetto idéologique, tandis que la pratique quotidienne du Parti et des syndicats se préoccupait surtout de la conquête progressive d’avantages matériels. Bernstein, par les thèses contenues dans ses articles et dans son livre, fit éclater la contradiction. Sa théorie était la suivante : Marx avait prédit l’effondrement inévitable du capitalisme et la révolution socialiste dans un avenir proche. Or sa prédiction semblait infirmée par les faits. Non seulement le cycle décennal des crises était rompu, mais la prospérité économique s’affirmait. Après la grande crise de 1873 le capitalisme avait manifesté une vigueur et une élasticité étonnantes. Marx avait analysé une tendance à la concentration croissante du capital. Bernstein affirme au contraire que les petites entreprises non seulement survivent mais encore s’accroissent en nombre. Comme facteur d’adaptation du capitalisme, Bernstein souligne le rôle du crédit. Puisque, selon lui, on ne peut s’attendre à une crise catastrophique du capitalisme, le parti socialiste doit se donner pour tâche le passage insensible et pacifique au socialisme (das Hineinwachsen in den Sozialismus). L’essentiel à ses yeux n’est plus le but du socialisme : la prise du pouvoir politique par le prolétariat, mais le mouvement par lequel le Parti avance pas à pas dans la voie des conquêtes sociales. Comme exemple de ces conquêtes pacifiques et progressives du socialisme, Bernstein cite les coopératives ouvrières. Comparant l’action concrète réformiste du Parti avec ses principes révolutionnaires, Bernstein estime que le Parti doit mettre en accord la théorie et la praxis, et procéder à une révision des thèses marxistes : le Parti doit avoir “le courage de paraître ce qu’il est aujourd’hui en réalité : un parti réformiste, démocrate socialiste” (Voraussetzungen, p. 162). Le livre de Bernstein eut un grand retentissement et souleva de vives protestations. On cite souvent le passage d’une lettre d’Ignace Auer à Bernstein : “Ede, tu es un âne, on n’écrit pas ces choses, on les pratique.” Le premier, Belford Bax vit le danger, suivi par Kautsky et Parvus. Ce dernier attaqua Bernstein dans la Sächsische Arbeiter-Zeitung. Mais c’est Rosa Luxemburg qui alla le plus loin dans l’analyse et la critique des thèses bernsteiniennes. Elle ne se contenta pas d’en appeler aux sacro-saints principes du marxisme orthodoxe contre l’hérésie bernsteinienne : elle montra le lien vivant et dialectique qui unit la théorie et la pratique. Dans la première partie de l’ouvrage, elle analyse, pour la réfuter, toute l’argumentation de Bernstein concernant la souplesse d’adaptation du capitalisme. En particulier elle montre très bien que le crédit, loin d’être un facteur d’adaptation en temps de crise, ne fait que rendre celle-ci plus aiguë et précipite la chute du capitalisme. Elle se moque de l’importance attribuée par Bernstein aux coopératives : il n’est pas vrai que le système coopératif, s’étende peu à peu pour envahir toute l’économie capitaliste ; au contraire il se réduit aux modestes coopératives de consommation. Mais c’est dans la seconde partie de sa brochure que Rosa Luxemburg va le plus loin dans son analyse. Elle établit le lien entre la pratique opportuniste - qui a toujours existé de manière empirique dans le Parti - et la théorie bernsteinienne ; elle montre que l’opportunisme se caractérise par une méfiance générale à l’égard de la théorie et par la volonté de séparer nettement la pratique quotidienne d’une théorie dont on sait - ou veut - qu’elle reste sans conséquence sur le plan de la lutte. Pour elle, le marxisme n’est pas un assemblage de dogmes sans vie, mais une doctrine vivante ayant des applications pratiques dans tous les domaines. Ici sans doute sa critique est plus pénétrante que celle de Kautsky qui foudroie l’hérétique au nom des grands principes intangibles du marxisme. Pour Rosa Luxemburg les principes du marxisme ne sont pas figés ; elle y discerne surtout une méthode et une doctrine inspirées de l’histoire, elle en use comme d’une arme toujours actuelle. Même si Marx a pu se tromper quant à l’estimation de la date et des circonstances de l’effondrement du capitalisme, quant à la périodicité et à la fréquence des crises, cela n’implique pas que cet effondrement ne se produira pas. Abandonner le but du socialisme, c’est, en bonne dialectique, abandonner aussi les moyens de lutte, car détournés de leur fin ceux-ci perdent tout caractère révolutionnaire. Enfin, pour elle, Bernstein abandonne complètement le terrain de la lutte des classes, sous-estimant ou niant la résistance de la bourgeoisie aux conquêtes pratiques du mouvement ouvrier. Certes Rosa Luxemburg ne veut pas renoncer à la lutte pour les réformes sociales ; mais cette lutte ne vise pas seulement à conquérir des avantages pratiques ; si elle n’est pas orientée vers la prise du pouvoir politique par le prolétariat, elle perd tout caractère révolutionnaire. De cette querelle qui passionna le socialisme européen au tournant du siècle, le marxisme “orthodoxe” sortit vainqueur. Mais Rosa Luxemburg avait espéré que la condamnation officielle de Bernstein et de ses amis aboutirait à leur exclusion du Parti. La première édition de sa brochure contenait un certain nombre d’allusions à cet espoir qui ne fut jamais exaucé. Malgré la condamnation des thèses révisionnistes, la pratique opportuniste ne cessa de se développer dans le Parti et surtout dans les syndicats, dont le rôle allait être de plus en plus considérable. Il y aura un glissement inavoué du Parti vers la droite qui ira en s’accentuant jusqu’en 1914.


Cependant en 1905 un sursaut secouait toute l’Europe : la Révolution russe, remplissant d’espoir les masses prolétariennes de tous les pays. Elle débuta, on le sait, le 22 janvier 1905, le dimanche rouge. Rosa Luxemburg décrit assez les événements et le climat politique de la Russie pour qu’il soit inutile d’y revenir ici. Elle-même, après quelques mois où, malade, elle dut se contenter d’un travail de propagande et d’explication en Allemagne même, partit en 1905 sous un faux nom pour Varsovie ; elle jugeait que sa place était là où l’on se battait. En Pologne, son activité illégale de propagande fut bientôt stoppée ; elle fut arrêtée le 4 mars 1906 et incarcérée à Varsovie. Mais sa mauvaise santé lui permit d’être libérée sous caution et, citoyenne allemande, elle put quitter la Pologne le 31 juillet suivant. Elle se rendit en Finlande à Knokkala : c’est là qu’en quelques semaines elle écrivit Grève de masse, Parti et Syndicat. La brochure était écrite à l’intention du parti allemand et devait paraître avant le congrès de Mannheim en septembre 1906. Rosa Luxemburg tirait les leçons des événements russes pour la classe ouvrière allemande. Elle entendait se démarquer des analyses très superficielles faites dans la presse socialiste allemande (en particulier dans le Vorwärts) où l’enthousiasme soulevé par la Révolution russe s’accompagnait de considérations sur le caractère spécifiquement russe des événements : le S. P. D. avait conscience, étant par le nombre, la force et l’organisation le premier parti socialiste européen, de n’avoir à recevoir de leçons de personne. Or, pour Rosa Luxemburg, les leçons à tirer de la Révolution sont nombreuses. Et d’abord les masses ont expérimenté une arme nouvelle qui a démontré son efficacité : la grève de masse. Certes, les discussions sur la grève de masse politique n’étaient nouvelles ni en Allemagne ni dans l’Internationale. Tout d’abord, il faut remarquer que l’on a employé ce terme pour prendre des distances à l’égard du concept anarchiste de la grève générale. Rosa Luxemburg s’en explique au début de sa brochure à propos des attaques d’Engels contre le bakounisme. Les idées anarchistes, moins répandues dans le parti allemand que dans les partis des pays latins, avaient été défendues par le groupe des “jeunes” (devenus plus tard les “indépendants”). Sous l’influence d’Engels et de Wilhelm Liebknecht ils avaient été rapidement réduits au silence. La lutte contre le révisionnisme avait pris la relève de la lutte contre l’anarchisme. Dès 1893, au Congrès international de Zurich, Kautsky avait proposé que l’on fît une distinction entre la grève générale anarchiste et la grève de masse à caractère politique, recommandant sinon l’emploi, du moins la discussion de cette tactique éventuelle du mouvement ouvrier. Cette idée lui était inspirée par les récents événements de Belgique où le parti socialiste avait obtenu des concessions importantes dans le domaine du suffrage universel, grâce à un mouvement massif de grèves. Dans les pays d’Europe occidentale, ce fut précisément, jusqu’en 1905, à propos du suffrage universel que furent déclenchées les grèves de masse de caractère politique : en Belgique encore, en 1902 - cette fois le mouvement se solda par un échec - en France à Carmaux, pour des élections municipales, en Italie et en Autriche enfin, pour le suffrage universel égalitaire. Si bien que dans les différents partis socialistes l’idée de la grève de masse était liée à l’idée de la conquête ou de la défense du suffrage universel. Le parti allemand était resté extrêmement réservé dans la discussion, craignant une résurgence des idées anarchistes. L’un des premiers, Parvus avait défendu l’idée de la grève de masse politique comme arme possible du prolétariat. En 1902 Rosa Luxemburg avait fait paraître dans la Neue Zeit une série d’articles intitulés Das belgische Experiment (L’expérience belge) où seule dans le parti allemand elle donnait pour cause principale de la défaite belge l’alliance avec les libéraux. En 1904, au Congrès d’Amsterdam, fut adoptée une résolution admettant la grève de masse comme le dernier recours du prolétariat pour la défense des droits électoraux, comme une arme purement défensive. C’est cette doctrine qui prévalut à l’intérieur du Parti allemand. Personne n’imaginait une grève de masse offensive et révolutionnaire jusqu’au moment où les événements russes vinrent renverser toutes les conceptions reçues. Ce sont ces conceptions reçues que Rosa Luxemburg veut ébranler par son analyse de la Révolution russe. Son livre, s’adressant au parti allemand, ne tire des événements que les leçons qui peuvent s’appliquer directement au mouvement ouvrier allemand : c’est ainsi qu’elle laisse de côté tout ce qui touche à l’insurrection armée (problème qu’elle avait traité dans ses écrits polonais). Elle propose non pas un modèle de révolution mais l’emploi tactique d’une arme révolutionnaire qui a fait ses preuves. Ce qui a frappé non seulement ses contemporains, mais la postérité, c’est un certain nombre d’idées nouvelles contenues dans son livre. Soulignons d’abord l’importance accordée au fait que des masses jusqu’alors inorganisées se joignent à un mouvement révolutionnaire et en assurent le succès. Contrairement à l’idée adoptée en Allemagne où l’on accordait une importance de plus en plus considérable à l’organisation et à la discipline du Parti, Rosa Luxemburg montre qu’en Russie ce n’est pas l’organisation qui a créé la Révolution, mais la Révolution qui a produit l’organisation en de nombreux endroits : en pleine bataille de rues se créaient des syndicats et tout un réseau d’organisations ouvrières. Loin de penser avec les syndicalistes allemands que pour entreprendre une action révolutionnaire de masse il fallait attendre que la classe ouvrière fût, sinon entièrement, du moins assez puissamment organisée, elle estime au contraire que c’est d’une action spontanée de la masse que naît l’organisation. Il a été beaucoup écrit à propos de l’idée luxemburgienne de la spontanéité et il a surgi un certain nombre de malentendus. Rosa Luxemburg part il est vrai du postulat implicite que les masses prolétariennes sont spontanément révolutionnaires et qu’il suffit d’un incident mineur pour déclencher une action révolutionnaire d’envergure. Cette thèse sous-tend tout son livre. Mais son optimisme ne s’accompagne pas a priori d’une méfiance quant au rôle du Parti dans la Révolution ; du moins dans cet écrit et à cette date Rosa Luxemburg n’oppose pas la masse révolutionnaire au Parti ; ses attaques sont dirigées non contre le Parti allemand mais contre les syndicats, dont elle juge l’influence néfaste et le rôle le plus souvent démobilisateur. Quant au Parti, sa fonction doit consister non pas à déclencher l’action révolutionnaire : ceci est une thèse commune, écrit-elle, à Bernstein et aux anarchistes - qu’ils se fassent les champions ou les détracteurs de la grève de masse. On ne décide pas par une résolution de Congrès la grève de masse à tel jour, à telle heure. De même on ne décrète pas artificiellement que la grève sera limitée à tel objectif, par exemple la défense des droits parlementaires : cette conception est dérisoire et sans cesse démentie par les faits. Le Parti doit - si l’on ose employer ce terme - coller au mouvement de masse ; une fois la grève spontanément déclenchée il a pour tâche de lui donner un contenu politique et des mots d’ordre justes. S’il n’en a pas l’initiative, il en a la direction et l’orientation politique. C’est seulement ainsi qu’il empêchera l’action de se perdre ou de refluer dans le chaos. 2° Une autre idée originale qui parcourt l’ouvrage, c’est celle d’un lien vivant et dialectique entre la grève économique et la grève politique. Dans une période révolutionnaire, il est impossible de tracer une frontière rigide entre les grèves revendicatives et les grèves purement politiques : tantôt les grèves économiques prennent un certain moment une dimension politique, tantôt c’est une grève politique puissante qui se disperse en une infinité de mouvements revendicatifs partiels. Elle va plus loin : la révolution, c’est précisément la synthèse vivante des luttes politiques et des luttes revendicatives. Loin d’imaginer la révolution sous la forme d’un acte unique et bref, d’une sorte de putsch de caractère blanquiste, Rosa Luxemburg pense que le processus révolutionnaire est un mouvement continu caractérisé précisément par une série d’actions à la fois politiques et économiques. C’est pourquoi elle pose en termes absolument nouveaux la question du succès ou de l’échec de la révolution : si la révolution n’est pas un acte unique, mais une série d’actions s’étendant sur une période plus ou moins longue, un échec momentané ne met pas tout le mouvement en cause. Bien plus, de son point de vue, la révolution ne se produit jamais prématurément : ce n’est qu’après un certain nombre de victoires et de reculs que le prolétariat s’emparera du pouvoir politique et le conservera. Certes l’on peut objecter que Rosa Luxemburg écrivit son livre à l’apogée du mouvement révolutionnaire russe et que son optimisme a été démenti par les faits ultérieurs. Cependant il reste l’idée importante que c’est l’action révolutionnaire elle-même qui est la meilleure école du prolétariat. Ce n’est pas la théorie ni l’organisation classique qui forment et éduquent le milieu et la classe ouvrière, c’est la lutte. Dans la lutte seule le prolétariat prendra conscience de ses problèmes et de sa force. Rosa Luxemburg conclut par ce qui peut sembler un paradoxe : ce n’est pas la révolution qui crée la grève de masse, mais la grève de masse qui produit la révolution. Mieux : révolution et grève de masse sont identiques.


Quelques mots sur l’édition de ces textes : nous avons traduit d’après la deuxième édition des deux écrits, éditions revues par Rosa Luxemburg elle-même. Elle avait jugé anachroniques certains points de vue exprimés dans l’une et l’autre brochure. Nous n’avons donné en note qu’un seul passage de la première édition qui nous paraissait particulièrement significatif.

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Grève de masse. Rosa Luxemburg

La grève de masse telle que nous la montre la révolution russe est un phénomène si mouvant qu'il reflète en lui toutes les phases de la lutte politique et économique, tous les stades et tous les moments de la révolution. Son champ d'application, sa force d'action, les facteurs de son déclenchement, se transforment continuellement. Elle ouvre soudain à la révolution de vastes perspectives nouvelles au moment où celle-ci semblait engagée dans une impasse. Et elle refuse de fonctionner au moment où l'on croit pouvoir compter sur elle en toute sécurité. Tantôt la vague du mouvement envahit tout l'Empire, tantôt elle se divise en un réseau infini de minces ruisseaux; tantôt elle jaillit du sol comme une source vive, tantôt elle se perd dans la terre. Grèves économiques et politiques, grèves de masse et grèves partielles, grèves de démonstration ou de combat, grèves générales touchant des secteurs particuliers ou des villes entières, luttes revendicatives pacifiques ou batailles de rue, combats de barricades - toutes ces formes de lutte se croisent ou se côtoient, se traversent ou débordent l'une sur l'autre c'est un océan de phénomènes éternellement nouveaux et fluctuants. Et la loi du mouvement de ces phénomènes apparaît clairement elle ne réside pas dans la grève de masse elle-même, dans ses particularités techniques, mais dans le rapport des forces politiques et sociales de la révolution. La grève de masse est simplement la forme prise par la lutte révolutionnaire et tout décalage dans le rapport des forces aux prises, dans le développement du Parti et la division des classes, dans la position de la contre-révolution, tout cela influe immédiatement sur l'action de la grève par mille chemins invisibles et incontrôlables. Cependant l'action de la grève elle-même ne s'arrête pratiquement pas un seul instant. Elle ne fait que revêtir d'autres formes, que modifier son extension, ses effets. Elle est la pulsation vivante de la révolution et en même temps son moteur le plus puissant. En un mot la grève de masse, comme la révolution russe nous en offre le modèle, n'est pas un moyen ingénieux inventé pour renforcer l'effet de la lutte prolétarienne, mais elle est le mouvement même de la masse prolétarienne, la force de manifestation de la lutte prolétarienne au cours de la révolution. A partir de là on peut déduire quelques points de vue généraux qui permettront de juger le problème de la grève de masse..."

 
Publié le 20 février 2009